Le royaume d’Abomey était certainement l’un des États noirs
le plus solidement organisés, et cette organisation est curieuse. À la tête, le
roi héréditaire de mâle en mâle qui choisit son nom. La légende donne à la
dernière dynastie l’origine suivante. Le fils du roi d’Allada, fuyant son pays,
vint demander asile au roi des Foys (gens d’Ahomey), Dâ. Ce dernier le reçut
bien ; mais, loin de se montrer reconnaissant, le réfugié empiéta sur ce
qui lui avait été accordé, fomenta des intrigues ; enfin il fit assassiner
le roi Dâ, bâtissant ainsi un royaume sur le ventre (homè) de Dâ : d’où Dahomé.
Autre version : le voyant chaque jour prendre plus d’espace qu’il ne lui
en avait concédé, Dâ l’aurait fait appeler et lui dit : « Tu bâtiras
bientôt sur le ventre de Dâ. » Quoi qu’il en soit de cette origine, une
véritable dynastie régnait sur le pays. Au-dessous du roi, des princes très
nombreux, ce qui se comprend, le harem royal étant copieusement garni (un
millier pour Glé-Glé qui régna quatre ans). Mais ces personnalités n’avaient, sage
précaution, aucune part dans la direction du royaume. Les véritables
collaborateurs royaux étaient les ministres ou « cabérères », qui
formaient avec leurs familles une sorte de noblesse et dont voici les
principaux : le Migan, premier ministre, autrefois justicier ; le Méhou,
chargé des affaires des pays extérieurs ; le Yévogan, qui assurait les
relations avec les blancs (yevo = blanc, gan = chef) ; l’Adjako,
introducteur des visiteurs et chef de la police secrète ; le Sogan,
manière d’intendant du palais : le Topo, véritable ministre de
l’agriculture; l’Akplogan, représentant du roi à Allada. On le voit, il y a là
réellement un commencement d’organisation rarement observé en Afrique
Occidentale et qui se complétait notamment par celle de l’armée, munie en
partie d’armes à feu dès le quatrième roi. Elle posséda même un canon en
bronze. Quand elle se mesura contre nous, elle avait à sa disposition un grand
nombre d’armes perfectionnées. Les troupes, dont un certain nombre de soldats
permanents, avaient une méthode de rassemblement ; elle préparait ses
opérations par un espionnage précis pratiqué bien à l’avance chez l’adversaire
et, à la guerre, les espions servaient d’éclaireurs. Ghezo (1818 - 1858),
grand-père de Behanzin, créa le corps des Amazones, composé au début des femmes
du roi, mais le recrutement s’élargit ensuite. Elles gagnèrent un terrible
renom par leur courage et leur mépris du danger. Que de récits plus ou moins
amplifiés avons-nous entendu sur leurs exploits ! Au lendemain de la
conquête, nombreuses sont devenues mères de famille. Elles n’avaient pas,
contrairement à la légende, pratiqué, au moment de leur incorporation,
l’ablation du sein, car « elles laissent voir des charmes qu’eussent
ambitionné bien des nourrices françaises », mais, paraît-il, elles avaient
conservé une certaine humeur belliqueuse qui s’exerçait tout particulièrement,
nous allions écrire tout naturellement, contre leurs maris.
Pour gagner l’ancien royaume du Dahomey, revenons à Cotonou
— et là, au lieu de partir en hamac, empruntons la voie ferrée. Ces
voyages en hamac — comme la pirogue sur les cours d’eau — étaient le
mode ordinaire de transport (les marchandises étaient acheminées à tête d’homme
par charges de 25 à 30 kilogrammes, sur un parcours journalier de 30 kilomètres
environ). Ce portage a été justement critiqué, bien que les indigènes y fussent
habitués pour eux-mêmes hommes, femmes et même enfants ; il présentait
l’inconvénient d’être une sorte de corvée, payée il est vrai, à laquelle étaient
astreintes les seules populations des villages situés à proximité des pistes.
Il occupait de nombreuses journées de travail en temps inopportun, (semailles
des cultures vivrières, récolte), les indigènes ne s’y prêtaient pas volontiers
pour nous. Un hamac tissé et fabriqué dans le pays —il en était de très jolis — arrimé
à l’extrémité d’un bambou, l’appareil posé sur la tête du « hamacaire »,
le voyageur à cheval ou en amazone, et l’on parcourait ainsi 25 à 30 kilomètres
par journée de marche, sans fatigue pour les porteurs hommes de superbe
stature, qui souvent chantaient en marchant, en courant quelquefois. C’est la
région de Zagnanado qui fournissait les hamacaires les plus réputés, qui
formaient une véritable corporation ; et n’était pas hamacaire qui voulait,
car c’était un métier noble. Le progrès leur a porté un coup fatal, il n’y en a
plus guère. Aujourd’hui, l’automobile et le chemin de fer les ont remplacés. À
Cotonou, après une bonne promenade au bout du wharf pour respirer la brise de
mer, une autre sur la plage, l’heure du train est arrivée. La voie longe la
côte, lance un petit embranchement sur Ouidah, la vieille ville des anciens
esclaves portugais où règne officieusement le « Chacha », personnage
important qui, avant notre venue, était en relations directes avec les rois
dahoméens et très certainement leur agent commercial pour l’achat d’armes et de
munitions. Le Chacha appartenait à la famille da Souza. L’un d’eux, fort apprécié,
donna de bons conseils au roi pour la culture du pays. La ville a gardé son
cachet et, à quelque distance, le fort portugais, est toujours debout et
occupé, survivance très longue, non gênante d’ailleurs. Le railway, reprenant
sa course, passe le long de belles cocoteraies, près du La Ahémé, réputé à
juste titre pour ses superbes et excellentes crevettes que l’on consomme
fraîches ou fumées. Ces dernières font même l’objet d’une exportation vers la
Nigeria, comme le poisson, également fumé d’ailleurs, dont les indigènes sont
très friands. Et l’on pénètre dans la grande palmeraie, aussi belle, aussi
dense que celle de l’arrière-pays de Porto-Novo, et qu’on traverse de part en
part en son milieu. Quel joli coin qu’Allada et ses environs ! Et, en
quelques heures, on arrive au terminus à Parakou. Mais, auparavant, on est passé
près de Zagnanado, où les missionnaires, dans leur superbe installation, ont
aménagé une magnifique plantation de cacaoyers avec quelques caféiers, donnant
ainsi à leurs élèves et à leurs catéchumènes le goût du travail ; puis,
près d’Abomey où subsistent encore quelques vestiges avec des bas-reliefs qu’il
faut savoir interpréter ; on pénètre ensuite dans ce qu’on nomme
géographiquement le Moyen-Dahomey : ce n’est plus la région côtière avec
ses innombrables palmiers ; ce n’est pas encore la savane soudanaise. Il
est constitué par la région de Savalou, pays accidenté à la population assez
rude (exemple : les jumeaux étaient rituellement égorgés), mais qui s’est
assagie depuis. De haute taille, bien découplés, chasseurs enragés, bons
agriculteurs cependant, les Mahis — tel est le nom de cette population — sont
peu avenants, mais Dieu ! que leurs femmes étaient laides et le sont
restées !
Un peu au-dessus de Savalou, une ligne idéale
importante : le neuvième degré de latitude Nord. La chute de Behanzin nous
avait rendus maîtres du bas pays ; mais, à partir de ce neuvième degré,
pour qu’un pays nous fût acquis et reconnu, il fallait une priorité
d’occupation, en vertu des conventions internationales. Si nous ne voulions pas
que le Dahomey fût étouffé dans ses étroites limites, il fallait atteindre et
prendre pied effectivement sur les rives du Niger et assurer la liaison,
effective elle aussi, avec le Soudan français : il fallait devancer les
Allemands du Togoland pour qu’ils ne nous coupassent pas la route soudanaise,
et les Anglais de la Nigeria sur le Niger. Au lendemain de la conquête, Victor
Ballot, premier gouverneur de la colonie, fonde, au neuvième degré un poste de
départ à Agbassa, qu’il baptise Carnot-ville et donne de sa personne. Le commandant
Decœur gagne de vitesse les Anglais dans leur marche sur le Borgou. Il scinde
en deux sa colonne : l’une part vers Say sur le Niger, l’autre sur la
région de Fada N’Gourma, convoitée par les Allemands, se dirigeant sur
l’arrière-pays de notre colonie de la Côte d’Ivoire. L’administrateur Alby
tentait de joindre le Mossi. Une autre mission, confiée au commandant, depuis
général Toutée, s’installe à Babdjibo sur le Niger. Pour appuyer cette première
pénétration, le capitaine Baud fut envoyé au Gourma (Fada) (janvier 1897) et le
lieutenant de vaisseau Bretonnet partait (fin 1896), pour le Niger. Portée sur
le terrain diplomatique, cette course concurrente aux territoires africains
aboutit à une convention avec l’Allemagne (9 juillet 1897) et avec
l’Angleterre (14 juin 1898), et ces deux traités nous reconnaissaient
l’essentiel des droits acquis dans l’espace, puisque, dans l’Est, le Dahomey
avait accès au Niger et, dans l’Ouest, la jonction avec la Côte d’Ivoire et le
Soudan qui « encerclait » — le mot n’était pas encore à la mode
— le Togo allemand et la Gold-Coast anglaise, était réalisée. Et dire que
le public français ne connaît même pas les noms de ces valeureux pionniers,
dont les moyens pour faire de grandes choses étaient bien réduits.
(À suivre.)
G. FRANÇOIS.
(1) Voir numéros de février et mars.
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