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Voyageurs du temps jadis

Lorsque, dans le calme asile d’une grande bibliothèque, l’érudit parcourt les pages d’un vieux livre de poste ou d’un récit de voyage du temps des diligences, il se sent, tout à coup, transporté un siècle ou parfois même deux en arrière. La lecture de ces livres dédaignés — et bien à tort ! — lui fait faire un tour pittoresque, amusant, parfois mouvementé, jamais ennuyeux, à travers les campagnes de la douce France d’autrefois. En compagnie de l’auteur du récit, le lecteur couche au relais, déguste avec une évidente satisfaction les bons plats locaux servis par une charmante fille du pays, vêtue du costume régional ; aux côtés de son héros, il accomplit — dans un fauteuil souvent peu confortable — un tour de France passionnant et au plus haut chef instructif ; car ces récits des touristes d’autrefois, méprisés par trop d’historiens, constituent une source vivante, variée, inépuisable, de notre magnifique histoire. C’est à l’aide de quelques-uns de ces vieux bouquins que nous voudrions évoquer — à grands traits — pour nos lecteurs, les hardis voyageurs du bon vieux temps.

Tout d’abord, il nous faut décrire leur costume, qui était parfois bien singulier. Interrogeons en premier lieu un brave ecclésiastique du XVIIe siècle, J.-J. Bouchard, qui, en l’an de grâce 1630, entreprit le voyage de Paris à Rome, tantôt monté sur un bidet, tantôt installé — avec le minimum de confort — dans un carrosse. Ce digne homme quitta la capitale vêtu d’un bon habit de drap d’Espagne et d’une casaque grise, car, nous avoue-t-il, « il ne faut jamais se vestir ni de noir ni d’autres couleurs pour la campagne où tous les offices et dignitez de ville ne sont d’aucune considération, et la seule qualité qui y est cognue, et qui fait distinguer et respecter les uns par-dessus les autres, est celle de gentilhomme ». Aussi, dès son premier séjour dans une ville de quelque importance, notre touriste s’empressa-t-il d’orner son costume assez modeste, de parements d’or. Ensuite, messire Bouchard donne à ses imitateurs de sages conseils ; il faut prendre garde, écrit-il, à « sa tête » et se munir au moins d’un capuchon. Les jambes exposées aux injures du temps doivent être aussi bien garanties. Il portait également entre chair et chemise un petit vêtement dont la ceinture était de cuir double et cousue de petits sacs « qui se fermoient tous avec un lacet commun » ; ce devait être une sorte de fermeture éclair. Avant de partir, Jean-Jacques ne manqua point de bourrer ses poches de papier, écritoire, plumes, couteaux, etc., qui par la suite lui servirent à rédiger ses Confessions, un petit chef-d’œuvre ignoré de notre littérature touristique.

Au XVIIIe siècle, le voyageur sait aussi se vêtir, afin d’affronter les intempéries et les hasards heureux ou malheureux du parcours en diligence ; lorsqu’il entreprend à cheval une randonnée assez longue, il ne manque pas de s’habiller en conséquence et n’imite point ce bon M. de Frénilly, qui, âgé de vingt ans, — ce qui explique tout ! — partit bravement à cheval à toute selle, en culotte de nankin et en escarpins, ceint d’une épée qui n’avait pas pu rentrer dans la malle — expédiée prudemment par le service de messagerie. Au bout de quelque temps, cette arme gêna considérablement notre voyageur qui la confia à son postillon ; les populations rurales purent alors assister à un étrange spectacle : le domestique galopant devant son maître, l’épée à la main, la pointe en l’air et, derrière, M. de Frénilly, en chapeau à plumes, en culotte de nankin et en bas blancs, tenue assurément peu propre au tourisme équestre. « On nous montrait grand respect dans les villages, nous avoue notre mémorialiste, et on me prenait sans doute pour le connétable de France courant la poste à franc étrier. »

Les récits de voyageurs du temps nous prouvent que, si l’habit ne fait pas le moine, il est toutefois jugé par les hôteliers. Robbé de Beauveset nous dépeint son arrivée dans une auberge de Poitiers ; vêtu d’un modeste habit gris, il pria, fort humblement, les patrons de l’héberger. L’homme le prit pour un misérable cadet de Gascogne, sans sou ni mailles ; la femme

    Antiquaille sournoise,
    Des pieds à la tête le toise,

avisant ses brodequins poudreux, déclara que

    Que jamais frater ni tartare,
    Ne seraient céans hébergés.

Les femmes, qui revêtaient des costumes pratiques, mais excentriques, étaient aussi des objets de curiosité. Lady Cradock, qui visita une bonne partie de notre pays sous Louis XVI, portait un habit d’amazone ; les aubergistes de campagne étaient tout ébaubies de ce singulier accoutrement ; l’une d’elles lui demanda si cette toilette bizarre ne cachait point des jupons ! Parfois les femmes profitaient de leurs amples jupes pour y cacher de la marchandise de contrebande. Michot de la Cauw, dans son amusant Voyage philosophique et pittoresque en France, publié en 1786, nous a conté l’aventure qui advint à une demoiselle de Paris, lorsqu’elle franchit la frontière ; les douaniers la prièrent de « déboutonner son paccotin » et ils eurent la surprise d’y trouver une certaine quantité de dentelles enroulées autour de la poitrine ; en poussant davantage leurs investigations, ils découvrirent sous les cheveux de la voyageuse — les coiffures étaient à cette époque de véritables échafaudages capillaires — une certaine quantité de tabac. On voit que parfois les aimables touristes savaient utiliser les ressources du vêtement féminin.

Mais franchissons le temps et empruntons à Xuard de Clopincourt, qui, en l’an 1828, écrivit un fort curieux bouquin destiné à enseigner à ses contemporains l’art de voyager, le récit d’un départ de diligence au temps de Charles X.

Nous sommes dans la grande cour des messageries, à Paris ; un brave épicier droguiste de la rue des Lombards, qui, depuis son enfance, n’a pas perdu de vue la tour de Saint-Jacques la Boucherie, part en voyage. Le bonhomme n’est guère rassuré ; aussi emporte-t-il, dans les basques de son habit, deux énormes pistolets d’arçon, — dont d’ailleurs il ne sait point se servir — une canne à épée et un couteau de chasse. Pour se préserver des intempéries, un pépin volumineux, enveloppé dans un fourreau de toile verte, une vaste houppelande à ramages et un grand bonnet de laine à oreillettes — en plein mois d’août ! Afin de ne pas périr d’inanition le long du trajet, un grand panier recèle en ses flancs trois bouteilles de vin et une langue de veau, car il ne veut pas toucher au rata des auberges ; il n’a pas oublié non plus « une large bouteille d’osier pleine de ratafia de verjus, pour se réveiller le matin ». On voit par cette description — chargée, mais malgré tout vraisemblable — que nos bons ancêtres ne considéraient pas sans quelque appréhension un voyage en diligence.

Mais bientôt, le relais allait être abandonné, le postillon allait ranger son brillant uniforme ; à travers champs, remuant l’effroi, un monstre d’acier, crachant la fumée, allait remplacer la bonne vieille patache d’autrefois et le poète pouvait écrire :

    Adieu, voyages lents, bruits lointains qu’on écoute,
    Le rire du passant, les retards de l’essieu
    L’espoir d’arriver tard dans un sauvage lieu ...

Les conditions du voyage étaient profondément modifiées ; le costume du touriste allait suivre cette évolution.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°598 Avril 1940 Page 252