M. Poche était très en retard pour prendre son train de 6 h. 18,
à destination de Saint-Florentin.
Comme il débouchait de l’avenue Ledru-Rollin dans la rue de
Lyon, l’immense cadran de la tour pointue lui montra qu’il n’avait plus que
dix-neuf minutes avant le coup de sifflet du démarrage.
Soufflant, maugréant, roulant des yeux furibonds, il dévala
au galop de ses petites jambes le large trottoir, heureusement presque désert à
cette heure matinale.
« Bon sang de bon sang ! bougonna-t-il en agitant
les deux valises rebondies qui prolongeaient ses bras courts, je n’aurai jamais
le temps d’arriver au train ! ... Pourquoi diable me suis-je levé si
tard ! Avec ça que je n’ai rien dans l’estomac ... Si je pouvais
seulement prendre un petit café avant de partir ... »
La gigantesque aiguille des minutes de l’immense horloge de
la tour tourna lentement d’un degré sur son pivot et se fixa juste sur 6 heures.
« Tiens, rugit M. Poche, encore une minute qui vient de
s’enfuir ... Ah ! bien ... me voilà frais ! Espérons qu’il
n’y aura pas de queue au guichet pour prendre mon billet. »
Les valises étaient lourdes et les derniers mètres qui le
séparaient encore du perron de la gare lui semblaient longs de plusieurs
lieues. Il avait l’impression de ne pas avancer.
Tout à coup, il s’arrêta court, posa ses valises sur le
trottoir, mit ses deux poings sur les hanches et prit une profonde aspiration.
« Bon sang ! ... Je n’en puis plus ...
Je me repose une minute ... tant pis ! ... »
Subitement, il se frappa le front, et un sourire s’épanouit
sur sa face rubiconde.
« Suis-je bête ! ... Suis-je bête ! Mais
l’heure extérieure n’avance-t-elle pas de cinq minutes sur l’heure
inférieure ? Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Chic ! ...
j’ai le temps de prendre un café. »
Et, tout regaillardi par cette réflexion, il empoigna ses
lourdes valises de deux mains légères et jeta un regard oblique vers les
boutiques.
Justement, à côté, un bistrot ouvrait son bar.
Lentement, en manches de chemise et en savates, l’homme
encore tout moite de sommeil ajustait, avec des gestes mous, les deux
pare-brises vitrés qui limitaient la terrasse à laquelle il avait droit sur le
trottoir.
M. Poche entra hardiment dans la petite salle aux murs
vernissés, claire et fraîche comme une salle de bain, posa ses deux valises sur
la sciure encore humide et s’accouda au comptoir de zinc.
« Un café pas trop chaud », commanda-t-il, en
s’épongeant largement le front avec son mouchoir.
Le bistrot, soufflant comme un phoque, s’introduisit par
compression abdominale dans la petite ouverture ménagée à un bout de zinc,
s’essuya lentement les mains à un torchon noir de crasse, prit une tasse de
faïence aux parois épaisses d’un doigt, y jeta un morceau de sucre et l’emplit
au percolateur qui jetait des sifflements éperdus au fond de la boutique.
Le café bouillant débordait sur la soucoupe.
M. Poche paya cinquante centimes et, tout en touillant dans
la tasse avec la cuillère de plomb, regardait vaguement dans la rue.
Le bistrot, les manches relevées jusqu’au coude, essuyait
machinalement, avec le même torchon sordide qui lui avait servi précédemment,
le café répandu sur le comptoir.
— Alors, comme ça, vous prenez le train, à ce que je
vois ? commença-t-il par habitude professionnelle.
— Oui, répondit négligemment M. Poche, je prends le
train à 6 h. 18; mais j’ai le temps, puisque l’heure extérieure
avance de cinq minutes ...
— Plus maintenant, répondit l’homme au torchon, ça se
fait plus depuis longtemps, c’est la vraie heure, ça.
M. Poche, épouvanté à cette révélation, reposa sa tasse sur
le zinc et ouvrit des yeux grands comme des billets de cent sous.
— Non ... mais alors ... je n’ai plus que ...
— Vous n’avez plus que treize minutes, faut vous
dépêcher.
— Bon sang ! ...
M. Poche saisit ses bagages avec frénésie et, sans dire
adieu, s’élança d’un bond dans la rue.
Son mouvement fut si rapide, si irréfléchi, qu’il ne vit pas
le pare-brise de droite et que la valise du même côté entra dedans d’un seul
coup sec.
Trra ! ... Tzin ! ... Flac ! ...
La glace vola en éclats !
« Tonnerre de tonnerre ! hurla le pauvre homme en
posant ses bagages ; il ne manquait plus que cela ! … »
Il rentra derechef dans le bar, tout en fouillant dans la
poche intérieure de son veston, en tira son portefeuille, l’ouvrit, et, tendant
des billets au bistrot :
— Vite ! ... Vite ! ... Monsieur,
combien vous dois-je ? Le barman regarda du coin de l’œil le désastre et,
répondit, placide :
— Dame, que voulez-vous ? ... c’est
vingt-cinq francs. M. Poche lui tendit un billet de cinquante. Le bistrot le
prit, ouvrit sa caisse et fouilla.
— C’est que ..., balbutia-t-il, à c’t’heure-ci, j’ai
pas de monnaie ... Vous n’auriez pas vingt-cinq francs ?
— Non, c’est tout ce que j’ai ..., avec des
billets de cent. Que faire alors ?
— Attendez, j’vas faire la monnaie, répondit le bistrot,
s’introduisant de dos par l’étroite ouverture du comptoir.
M. Poche piétinait. La lenteur du commerçant l’exaspérait.
La grande aiguille de l’horloge avançait régulièrement d’un
degré toutes les soixante secondes.
Il hurla :
— Mais je n’ai pas le temps ! Sacr ... !
Pas le temps ! Mon train va partir, je ...
Alors une idée lumineuse lui bondit au cerveau. Il empoigna
ses valises à la volée, se campa devant le cafetier et, à
brûle-pourpoint :
— C’est vingt-cinq francs que vous dites !
— Oui.
— Et l’autre ?
— Aussi.
— Alors ... tenez !
Il virevolta et s’élança.
Baoum ! ... Tzin ! ... la valise de
gauche, brandie d’une main énergique, traversa le second pare-brise qui
éclaboussa le bitume de mille morceaux tintinabulants.
— Ça y est ! comme ça, vous avez votre compte,
adieu ! Et, laissant là le bistrot médusé, M. Poche courut vers la gare.
Charles BLEUNARD.
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