Accueil  > Années 1940 et 1941  > N°599 Mai 1940  > Page 258 Tous droits réservés

Causerie juridique

Les dommages causés par le gibier et la guerre.

Peu de matières ont sollicité notre attention autant que la question des dégâts causés par le gibier, et nous avons été appelé bien souvent à nous en occuper dans cette revue. D’une part, en effet, l’importance pratique de la question est considérable ; d’autre part, elle soulève un nombre important de difficultés, de toute nature. Dans quels cas encourt-on une responsabilité par suite de ces dégâts, ou, inversement, dans quels cas est-on fondé à s’en plaindre ? Contre qui doit-on exercer un recours ? Ajoutons que les règles de procédure à suivre pour obtenir la réparation des dommages ont été modifiées à plusieurs reprises et que, sous sa simplicité apparente, cette procédure fait naître bon nombre de difficultés.

Ce n’est pas, au surplus, ce dernier point qui va aujourd’hui retenir notre attention. Nous voulons nous occuper du point de savoir à quelles conditions les propriétaires ou locataires de chasse peuvent voir leur responsabilité engagée, et ceci tout spécialement en tenant compte des répercussions qu’a pu produire l’ouverture des hostilités.

Nous n’allons pas ici nous attarder à exposer la théorie complète de la responsabilité des dégâts de gibier et, sans entrer dans le détail, nous nous contenterons de rappeler les principes qui, actuellement, sont admis par tout le monde et sont consacrés par une jurisprudence qui fait preuve d’une stabilité certaine.

Rappelons que, lorsqu’un propriétaire ou fermier constate que des dégradations ont été commises dans ses cultures par le fait d’animaux vivant à l’état sauvage, il n’en résulte pas automatiquement pour lui le droit d’en demander réparation aux propriétaires des bois ou des terres d’où proviennent les animaux qui lui ont causé ces dégâts ; on considère, en effet, depuis longtemps, que les animaux qui vivent à l’état sauvage n’appartiennent pas au propriétaire sur les terres duquel ils vivent, même s’il s’agit d’animaux sédentaires, et que ce propriétaire ne répond pas nécessairement des dommages qu’ils causent, à l’inverse de ce qui se produirait si le dommage était le fait d’un animal domestique ; la différence tient à ce que l’animal domestique est sous la garde et sous la dépendance complète de son maître, tandis que le gibier vit libre et indépendant. Cette distinction est l’application de l’article 1384 du Code civil, aux termes duquel chacun répond, non seulement de ses actes personnels, mais aussi de ceux qui émanent des personnes ou des choses qu’on a sous sa garde ; or, on ne peut considérer le gibier vivant sur les terres d’un propriétaire comme étant sous la garde de ce dernier. Il n’en est autrement que s’il s’agit des lapins provenant de garennes spécialement établies et organisées pour les conserver et favoriser leur reproduction, car, en ce dernier cas, les lapins sont considérés, non plus comme du gibier, mais comme appartenant au propriétaire de la garenne ; c’est l’application de l’article 524 du Code civil qui classe parmi les immeubles, par destination les lapins des garennes. Dans le cas où des lapins provenant d’une garenne ont causé des dégâts aux cultures d’un voisin, le propriétaire de la garenne est de plein droit responsable de ces dégâts par application de l’article 1385 du Code civil, aux termes duquel le propriétaire d’un animal est responsable du dommage qu’a causé cet animal, soit que cet animal fût sous sa garde, soit qu’il se soit égaré ou échappé : la responsabilité du propriétaire est alors la conséquence directe de son droit de propriété, sans qu’il y ait à rechercher s’il y a eu faute de ce propriétaire, qui pourrait seulement dégager sa responsabilité en justifiant de l’existence d’un cas de force majeure.

Mais, dans l’hypothèse inverse où les dégâts ont été causés par des animaux vivant à l’état sauvage, le fondement juridique de la responsabilité ne peut être trouvé, ni dans l’article 1384 (exercice de la garde), ni dans l’article 1385 (existence d’un droit de propriété, ou fait de se servir de l’animal). La responsabilité, en ce cas, ne peut reposer que sur les articles 1382 et 1383 du Code civil aux termes desquels chacun répond du dommage résultant de son fait personnel (article 1382) ou qui est la conséquence de sa négligence ou de son imprudence (article 1383). Ce principe, admis aujourd’hui sans résistance par la jurisprudence et par les auteurs, conduit à cette conséquence, également admise par tout le monde : celui qui entend poursuivre contre un tiers la réparation des dommages causés à ses récoltes par des animaux vivant à l’état sauvage ne peut obtenir cette réparation qu’à la condition de prouver l’existence, à la base de ces dommages, d’une imprudence ou d’une négligence imputable à ce tiers.

Nous nous sommes arrêtés longuement sur l’établissement de cette base juridique, parce que c’est là une chose qu’on perd trop souvent de vue ; mais, si l’on regarde les choses d’un peu haut, on s’aperçoit vite qu’en réalité, dans les actions en dégâts de lapin, les choses se passent à peu près comme si la responsabilité du propriétaire du bois d’où proviennent les lapins existait de plein droit et indépendamment de toute faute qui lui serait imputable. En fait, on retient toujours, pour prouver la négligence ou l’imprudence du propriétaire du bois, le fait de l’existence d’une proportion excessive des animaux nuisibles dans le bois, et cette surabondance des lapins suffit à prouver que le propriétaire du bois n’a pas rempli l’obligation lui incombant d’en opérer la destruction, ou qu’il l’a remplie d’une manière insuffisante. En définitive, on raisonne ainsi qu’il suit : il est constaté que des dégâts aux cultures ont été commis par les lapins ; donc, c’est qu’il y a trop de lapins dans les bois ; donc, c’est que le propriétaire ne les détruit pas d’une manière suffisamment efficace et que son inaction favorise leur pullulement ; en sorte que la seule existence du dommage conduit à faire présumer la faute du propriétaire. Évidemment, les jugements (ou les rapports d’experts qui leur servent de base) ne sont pas rédigés d’une manière aussi simpliste, mais au fond ils se ramènent le plus souvent à un raisonnement de ce genre.

Voyons maintenant l’incidence de l’existence de la guerre sur cette théorie. Elle peut jouer aux deux points de vue suivants. D’une part, si le propriétaire du bois d’où proviennent les lapins est mobilisé (et ce que nous disons du propriétaire s’applique dans les mêmes conditions au locataire de la chasse, lorsque c’est ce dernier qui lui est substitué), il est fondé a se prévaloir de cette circonstance pour soutenir qu’il ne lui était pas possible de s’occuper de ses lapins et de veiller à ce que leur destruction soit opérée. D’autre part, même si le propriétaire ou le locataire de la chasse n’est pas mobilisé, il peut se prévaloir des restrictions apportées à l’exercice du droit de chasse, et même du droit de détruire les animaux malfaisants et nuisibles, pour soutenir qu’il ne lui a pas été possible d’assurer d’une manière efficace la destruction des lapins. En substance, dans l’un et l’autre cas, le propriétaire ou le locataire de la chasse oppose, à l’allégation de négligence ou d’imprudence qu’on invoque contre lui, une excuse tirée de la force majeure.

Il n’est pas douteux qu’il soit fondé à le faire ; s’il établit qu’il y a eu réellement un empêchement absolu à l’exécution de son obligation d’assurer la destruction du gibier, il échappe à toute responsabilité et la demande des cultivateurs en réparation des dégâts causés doit être rejetée ; la force majeure fait disparaître la faute.

Tout se ramène donc à savoir si cette force majeure a réellement existé, et c’est là une question qui ne peut recevoir de réponse absolue et générale ; tout dépend des circonstances, et elles varient pour chaque cas. Spécialement, la mobilisation du propriétaire du bois, si elle met obstacle à ce qu’une poursuite soit engagée contre lui sans l’autorisation du juge de paix, ne le met pas nécessairement à l’abri de toute responsabilité ; la multiplication des lapins peut tenir, au moins pour partie, à une négligence antérieure à la mobilisation : ou bien encore, on peut soutenir que les restrictions à l’exercice du droit de chasse et du droit de détruire les animaux nuisibles résultant de l’ouverture des hostilités n’ont pas été telles qu’elles n’aient pas laissé aux propriétaires le moyen de faire procéder à la destruction des lapins. Tout ceci doit donner lieu à un examen du juge ou des experts qu’il a pu charger d’instruire l’affaire, et la solution peut varier du tout au tout suivant les constatations qui auront été faites et suivant la région où les faits se seront produits.

Paul COLIN,

Avocat à la Cour d’Appel de Paris.

Le Chasseur Français N°599 Mai 1940 Page 258