Peu de matières ont sollicité notre attention autant que la
question des dégâts causés par le gibier, et nous avons été appelé bien souvent
à nous en occuper dans cette revue. D’une part, en effet, l’importance pratique
de la question est considérable ; d’autre part, elle soulève un nombre
important de difficultés, de toute nature. Dans quels cas encourt-on une
responsabilité par suite de ces dégâts, ou, inversement, dans quels cas est-on
fondé à s’en plaindre ? Contre qui doit-on exercer un recours ? Ajoutons
que les règles de procédure à suivre pour obtenir la réparation des dommages
ont été modifiées à plusieurs reprises et que, sous sa simplicité apparente,
cette procédure fait naître bon nombre de difficultés.
Ce n’est pas, au surplus, ce dernier point qui va
aujourd’hui retenir notre attention. Nous voulons nous occuper du point de
savoir à quelles conditions les propriétaires ou locataires de chasse peuvent
voir leur responsabilité engagée, et ceci tout spécialement en tenant compte
des répercussions qu’a pu produire l’ouverture des hostilités.
Nous n’allons pas ici nous attarder à exposer la théorie
complète de la responsabilité des dégâts de gibier et, sans entrer dans le
détail, nous nous contenterons de rappeler les principes qui, actuellement,
sont admis par tout le monde et sont consacrés par une jurisprudence qui fait
preuve d’une stabilité certaine.
Rappelons que, lorsqu’un propriétaire ou fermier constate
que des dégradations ont été commises dans ses cultures par le fait d’animaux
vivant à l’état sauvage, il n’en résulte pas automatiquement pour lui le droit
d’en demander réparation aux propriétaires des bois ou des terres d’où
proviennent les animaux qui lui ont causé ces dégâts ; on considère, en
effet, depuis longtemps, que les animaux qui vivent à l’état sauvage
n’appartiennent pas au propriétaire sur les terres duquel ils vivent, même s’il
s’agit d’animaux sédentaires, et que ce propriétaire ne répond pas
nécessairement des dommages qu’ils causent, à l’inverse de ce qui se produirait
si le dommage était le fait d’un animal domestique ; la différence tient à
ce que l’animal domestique est sous la garde et sous la dépendance complète de
son maître, tandis que le gibier vit libre et indépendant. Cette distinction
est l’application de l’article 1384 du Code civil, aux termes duquel chacun
répond, non seulement de ses actes personnels, mais aussi de ceux qui émanent
des personnes ou des choses qu’on a sous sa garde ; or, on ne peut
considérer le gibier vivant sur les terres d’un propriétaire comme étant sous
la garde de ce dernier. Il n’en est autrement que s’il s’agit des lapins
provenant de garennes spécialement établies et organisées pour les conserver et
favoriser leur reproduction, car, en ce dernier cas, les lapins sont
considérés, non plus comme du gibier, mais comme appartenant au propriétaire de
la garenne ; c’est l’application de l’article 524 du Code civil qui classe
parmi les immeubles, par destination les lapins des garennes. Dans le cas où
des lapins provenant d’une garenne ont causé des dégâts aux cultures d’un
voisin, le propriétaire de la garenne est de plein droit responsable de ces
dégâts par application de l’article 1385 du Code civil, aux termes duquel le
propriétaire d’un animal est responsable du dommage qu’a causé cet animal, soit
que cet animal fût sous sa garde, soit qu’il se soit égaré ou échappé : la
responsabilité du propriétaire est alors la conséquence directe de son droit de
propriété, sans qu’il y ait à rechercher s’il y a eu faute de ce propriétaire,
qui pourrait seulement dégager sa responsabilité en justifiant de l’existence
d’un cas de force majeure.
Mais, dans l’hypothèse inverse où les dégâts ont été causés
par des animaux vivant à l’état sauvage, le fondement juridique de la
responsabilité ne peut être trouvé, ni dans l’article 1384 (exercice de la
garde), ni dans l’article 1385 (existence d’un droit de propriété, ou fait de
se servir de l’animal). La responsabilité, en ce cas, ne peut reposer que sur
les articles 1382 et 1383 du Code civil aux termes desquels chacun répond du
dommage résultant de son fait personnel (article 1382) ou qui est la
conséquence de sa négligence ou de son imprudence (article 1383). Ce principe,
admis aujourd’hui sans résistance par la jurisprudence et par les auteurs,
conduit à cette conséquence, également admise par tout le monde : celui
qui entend poursuivre contre un tiers la réparation des dommages causés à ses
récoltes par des animaux vivant à l’état sauvage ne peut obtenir cette
réparation qu’à la condition de prouver l’existence, à la base de ces dommages,
d’une imprudence ou d’une négligence imputable à ce tiers.
Nous nous sommes arrêtés longuement sur l’établissement de
cette base juridique, parce que c’est là une chose qu’on perd trop souvent de
vue ; mais, si l’on regarde les choses d’un peu haut, on s’aperçoit vite
qu’en réalité, dans les actions en dégâts de lapin, les choses se passent à peu
près comme si la responsabilité du propriétaire du bois d’où proviennent les
lapins existait de plein droit et indépendamment de toute faute qui lui serait
imputable. En fait, on retient toujours, pour prouver la négligence ou
l’imprudence du propriétaire du bois, le fait de l’existence d’une proportion
excessive des animaux nuisibles dans le bois, et cette surabondance des lapins
suffit à prouver que le propriétaire du bois n’a pas rempli l’obligation lui
incombant d’en opérer la destruction, ou qu’il l’a remplie d’une manière
insuffisante. En définitive, on raisonne ainsi qu’il suit : il est
constaté que des dégâts aux cultures ont été commis par les lapins ; donc,
c’est qu’il y a trop de lapins dans les bois ; donc, c’est que le
propriétaire ne les détruit pas d’une manière suffisamment efficace et que son
inaction favorise leur pullulement ; en sorte que la seule existence du
dommage conduit à faire présumer la faute du propriétaire. Évidemment, les
jugements (ou les rapports d’experts qui leur servent de base) ne sont pas
rédigés d’une manière aussi simpliste, mais au fond ils se ramènent le plus
souvent à un raisonnement de ce genre.
Voyons maintenant l’incidence de l’existence de la guerre
sur cette théorie. Elle peut jouer aux deux points de vue suivants. D’une part,
si le propriétaire du bois d’où proviennent les lapins est mobilisé (et ce que
nous disons du propriétaire s’applique dans les mêmes conditions au locataire
de la chasse, lorsque c’est ce dernier qui lui est substitué), il est fondé a
se prévaloir de cette circonstance pour soutenir qu’il ne lui était pas
possible de s’occuper de ses lapins et de veiller à ce que leur destruction
soit opérée. D’autre part, même si le propriétaire ou le locataire de la chasse
n’est pas mobilisé, il peut se prévaloir des restrictions apportées à
l’exercice du droit de chasse, et même du droit de détruire les animaux
malfaisants et nuisibles, pour soutenir qu’il ne lui a pas été possible
d’assurer d’une manière efficace la destruction des lapins. En substance, dans
l’un et l’autre cas, le propriétaire ou le locataire de la chasse oppose, à
l’allégation de négligence ou d’imprudence qu’on invoque contre lui, une excuse
tirée de la force majeure.
Il n’est pas douteux qu’il soit fondé à le faire ; s’il
établit qu’il y a eu réellement un empêchement absolu à l’exécution de son
obligation d’assurer la destruction du gibier, il échappe à toute responsabilité
et la demande des cultivateurs en réparation des dégâts causés doit être
rejetée ; la force majeure fait disparaître la faute.
Tout se ramène donc à savoir si cette force majeure a
réellement existé, et c’est là une question qui ne peut recevoir de réponse
absolue et générale ; tout dépend des circonstances, et elles varient pour
chaque cas. Spécialement, la mobilisation du propriétaire du bois, si elle met
obstacle à ce qu’une poursuite soit engagée contre lui sans l’autorisation du
juge de paix, ne le met pas nécessairement à l’abri de toute
responsabilité ; la multiplication des lapins peut tenir, au moins pour
partie, à une négligence antérieure à la mobilisation : ou bien encore, on
peut soutenir que les restrictions à l’exercice du droit de chasse et du droit
de détruire les animaux nuisibles résultant de l’ouverture des hostilités n’ont
pas été telles qu’elles n’aient pas laissé aux propriétaires le moyen de faire
procéder à la destruction des lapins. Tout ceci doit donner lieu à un examen du
juge ou des experts qu’il a pu charger d’instruire l’affaire, et la solution peut
varier du tout au tout suivant les constatations qui auront été faites et
suivant la région où les faits se seront produits.
Paul COLIN,
Avocat à la Cour d’Appel de Paris.
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