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Dans le Bas-Dauphiné

La « Gypière » (1).

J’avais pensé que c’en était fini de la chasse en ces coins jadis si vifs en gibier varié. Il y a trois ans, une heureuse nouvelle m’apprit la naissance d’une modeste société locale. Comprenant enfin leur intérêt, les disciples en Saint-Hubert ont, par un effort commun et quelques légers sacrifices, ouvert la voie à de nouveaux beaux jours. Ils ont senti qu’à notre époque, la perfection des armes et des munitions, le nombre toujours croissant de porteurs de permis et la rapidité des moyens de communication étaient capables d’amener la disparition de la plume et du poil sur les terrains libres. Évidemment quelques couples survivent ou descendent de la montagne, mais ils ne pourront jamais repeupler tout le vaste territoire de la commune. Et, chaque année, le cheptel gibier va s’amenuisant sous l’action incessante des chasseurs, des braconniers, des nuisibles aidés par les épidémies.

L’intérêt de chacun dictait l’union de toutes les bonnes volontés au sein de la société locale n’ayant qu’un but : permettre aux travailleurs de tirer quelques pièces à chaque sortie. Un règlement prévoyant fut adopté :

    Repeuplement annuel des parties « maigres » ;
    Création d’une réserve respectée de tous ;
    Interdiction complète du furet ;
    Destruction des nuisibles ;
    Surveillance des terrains de chasse.

Ces sages mesures ont déjà porté des fruits, et la Gypière revit. Petits derrières blancs gambadent joyeusement dans les lavandes, ou, assis en rond, écoutent — par respect, mais sans en croire un mot — ce vieux radoteur de grand-père. Il parle toujours de cette longue bête puante aux yeux de braise qui venait procéder à leur expulsion à coups de dents acérées. À la sortie, sans savoir comment, on roulait en boule et une grosse patte dépourvue de griffes s’abattait derrière les oreilles. Hi ! Hi ! … C’était la fin. Il a vu et entendu tout cela, l’aïeul, ayant un jour suivi de très près l’oncle Jean resté prisonnier, même qu’un double tonnerre accompagné d’une courte averse — malgré le ciel pur — lui avait occasionné une terrible jaunisse.

À l’aube, les perdreaux rouges, de crête en crête, se lancent un matinal bonjour ; dans la plaine, leurs frères gris importés de très loin répondent par des notes plus modestes.

Moins exubérants, les oreillards ne nous crient pas :

« Comment ça va-t’y ? » ; mais, en examinant les champs de sainfoin, on trouve des cartes de visite toutes fraîches, et de taille ! ... Nous pouvons compter sur un exquis civet. Quant au rôti, au rôti de roi, il est en sûreté sous l’abondante chevelure des luzernes. Malgré quelques nids détruits à la fenaison, on a vu beaucoup de compagnies de cailles, Dick saura les trouver.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ces lignes furent écrites à la veille de la mobilisation, alors que la campagne, riche du labeur des hommes, promettait une abondante récolte. Laissant le sillon inachevé, ils sont partis, les robustes travailleurs, même ceux qui avaient connu dans les tranchées les dures heures de l’autre ... Dispersés en tous les coins de France, au danger ou à l’abri, mais loin de leur petite patrie, ils doivent, souvent, penser à la « Gypière ».

Actuellement pour le gibier, c’est la grande Paix — comme si la Guerre rendait les hommes moins méchants. Un peu partout, on demande à ce que, malgré les hostilités, la chasse soit ouverte. D’excellentes raisons pour ont été mises en relief. Pour les petites sociétés locales, je pense que ce répit forcé est juste et bienfaisant. La densité du gibier n’est pas telle qu’on puisse craindre de sérieux dégâts et constituera un merveilleux repeuplement naturel. Celui-ci donne les meilleurs résultats, tout en comblant la lacune « finance » qui ne permet que des lâchers limités. D’un autre côté, la majorité des pièces tuées sont destinées à la consommation familiale ; partant, aucun appoint pour l’approvisionnement des villes.

Évidemment, on objectera que le prix du permis, de la poudre, des armes, des munitions alimentent caisses de l’État, des communes et des particuliers. Oui, mais n’y a-t-il pas aussi une question de justice ? Dans nos petits groupes cynégétiques, tous les membres se connaissent, forment une grande famille. À cette heure, bien des camarades sont aux armées.

Est-il normal que ceux qui restent au foyer puissent chasser librement ? J’aimerais mieux voir le brave permissionnaire autorisé à brûler quelques cartouches durant son bref séjour, et cela sans formalité aucune.

Allons, de bon cœur, abandonnons cette saison et formons des vœux pour que l’ouverture 1940 réunisse au grand complet anciens et mobilisés rendus, pour toujours, à la vie civile. Alors, tout joyeux, nous décrocherons le vieux fusil en sifflant le fidèle compagnon, et en route pour la « Gypière » ! ...

A. ROCHE.

(1) Voir numéros de Mars et Avril 1940.

Le Chasseur Français N°599 Mai 1940 Page 263