Guatemala est un jardin idéal, un jardin qui ne connaît ni
la mélancolie de l’automne, ni l’agonie de l’hiver. On ne saurait peindre ni
décrire ses aurores radieuses ; de même, ses hautes cimes presque
inaccessibles sont inoubliables.
J’ai passé six ans de ma vie dans ce beau pays où les deux
tiers de la population sont exclusivement composés d’Indiens. Ils se tiennent
en dehors de toute civilisation, conservant leur langue et leurs coutumes. Une
vive sympathie m’attirait vers cette race autrefois si orgueilleuse ;
j’aimais à entendre les chefs me raconter leurs prouesses.
J’habitais une grande et rustique maison indienne sans
étage, tout enguirlandée de fleurs de bougainvilléas.
Le jardin était un vrai Paradou où les plantes les plus
rares des tropiques croissaient sauvagement ; de merveilleuses orchidées
aux chatoyants coloris, aux formes bizarres et à l’aspect parfois terrifiant,
tapissaient les murs ; les oiseaux-mouches bourdonnaient de fleur en fleur
au milieu d’énormes papillons. Un pécari faisait des courses folles avec mon
grand pointer ; un tatou géant, animal des plus curieux, jouait avec une
petite Indienne ; un ours du Guatemala venait me bercer quand je fumais
couché dans le hamac ; un ara centenaire, qui volait en liberté, au plumage
rouge et bleu, mesurant plus d’un mètre du bec à la queue, nous observait et
nous abreuvait d’injures.
Aucun spectacle n’est à la fois plus terrible, plus
grandiose, plus émouvant que les orages du Guatemala. Le ciel est pur,
l’atmosphère étouffante, un calme énervant endort tous les êtres animés. Tout à
coup, un sinistre nuage noir se dresse à l’horizon. Un éclair jaillit, brûlant
les yeux, la pluie ruisselle en une averse diluvienne, la terre frémit sous les
coups répétés de la foudre, dont l’écho des montagnes répercute et multiplie
les grondements. Cela dure une heure, puis le soleil reparaît. Aussitôt, les
oiseaux chantent, les insectes bourdonnent, les fleurs exhalent de doux
parfums ; on croit avoir rêvé.
Je faisais de longues chevauchées dans ces immenses territoires
de chasse avec Pepe, mon fidèle Indien, beau type aux traits énergiques et d’un
courage à toute épreuve. C’est dans ce pays si pittoresque, mais très
accidenté, qu’il m’a été permis d’apprécier l’endurance et la sûreté de pied du
pur-sang. Je montais un superbe étalon de toute beauté ; Pepe, une jolie
mule grise : les deux importés des États-Unis. À l’étape, on s’occupait
d’abord des montures, et on avait soin de leur bander très soigneusement les
jambes après les massages. La hideuse mygale-cheval, répandue dans toute
l’Amérique centrale, est d’une taille gigantesque. Elle rôde la nuit, coupe les
poils du paturon avec ses cisailles, et les colle sur la poitrine pour faire
son nid, tout en déposant un liquide visqueux. Le lendemain, à peine en selle, votre
cheval commence à boiter ; on est obligé de l’abattre, la plaie est
inguérissable.
Le gibier abonde. Les oiseaux sont parés de plumages
extrêmement riches ; mais, pour la beauté du coloris, la palme revient,
sans conteste, au couroucou mordoré. Les larges ombrelles des fougères
arborescentes, les buissons de mimosas sont peuplés de cardinaux aux plumes de
pourpre, de perruches babillardes, de moineaux bleus, de colibris, véritables
bijoux vivants. Les aras séduisent les yeux par leur splendide parure, les
aigles planent dans le ciel, des perroquets passent en caquetant. Des nuées de
grands et vigoureux papillons aux larges ailes, jaunes, bleus ou rouges,
dansent sur les gousses d’émeraude de la vanille, sur les orchidées aux fleurs
singulières.
Passe-t-on près d’un marais ou d’un étang, on met en fuite
des caïmans, des tapirs, des tortues, des tatous craintifs, des ours laveurs,
des cabiaïs. Un serpent se dresse, puis disparaît à travers les longues herbes
floconneuses où résonnent les sonnettes des crotales. Les singes, les chats
sauvages, surprennent par leurs cris, auxquels répondent les rugissements des
pumas, ces lions sans crinière.
Pour la plupart des chasseurs qui ont opéré dans les régions
où règnent de redoutables ennemis, le lion et le tigre seraient les animaux les
plus dangereux, tandis que le buffle aux yeux sanglants et l’éléphant, classés
avant le rhinocéros truculent, se vaudraient après. Peu d’entre eux voudront
admettre que l’animal le plus dangereux et belliqueux de la brousse soit tout
simplement le joli petit pécari dont la chair est très délicate.
Une balle explosive, si elle est bien placée, arrête l’élan
du plus terrible carnassier ou pachyderme ; le meilleur
« fusil » ne saurait venir à bout d’un troupeau de pécaris en furie.
Lancé pendant vingt ans aux quatre coins des océans, sous toutes les latitudes,
souvent dans des régions inexplorées, je dois avouer — au risque de
décevoir certains lecteurs — qu’aucun animal ne m’a jamais chargé. Il n’y
a qu’un conseil à donner au chasseur qui rencontre un pécari solitaire :
le laisser passer en paix, sinon, gare ! qu’il tire sans perdre une
seconde, et aussi qu’il vise bien, car, si l’animal a le temps de produire son
signal d’alarme, une troupe de pécaris fondra sur l’imprudent Nemrod et l’attaquera
en coup de foudre. S’il ne rencontre pas un arbre où il parvienne à monter,
rien ne peut le sauver. Il sera contraint de rester perché toute la journée et
la nuit entière ; les pécaris ne quitteront la garde qu’à l’aube pour
aller à l’abreuvoir.
Le taytetou, ou pécari à collier, a les jambes fines, la
tête forte ; une large bande blanchâtre lui descend obliquement de chaque
épaule, en écharpe. La glande qu’il a sur le dos exhale en tout temps, mais
surtout quand il est irrité, une forte odeur de musc. Il vit en troupe, sa
vélocité est incroyable, il se défend courageusement contre l’homme et les
carnassiers.
Malgré son humeur farouche, il s’apprivoise fort bien ;
j’en ai gardé un pendant quatre ans, il vivait en liberté, il m’accompagnait
volontiers quand je montais à cheval. Dans sa colère, il hérisse sur son dos
son poil beaucoup plus dur et plus roide que celui du sanglier, il pousse des
cris aigus et mord cruellement. Les Indiens sont très friands de la chair du
pécari ; ils organisent des battues et le chassent avec des chiens ;
mais, comme il a l’odorat très fin, souvent il découvre les chasseurs et la
meute longtemps avant d’avoir été découvert par eux ; alors il fuit avec
rapidité et se jette dans quelque trou profond, entre les rochers, d’où il est
fort difficile de le retirer.
Forêt vierge, jungle, plaine et savanes, ont un charme
inouï.
Ces chevauchées sous le clair et brûlant soleil, à travers
les jaunes et blanches vagues d’herbes ondulant à l’infini, et l’émeraude
brillante de la végétation tropicale, étaient faites de plaisirs. J’avais
l’impression de revivre au début des siècles, dans un cadre paradisiaque;
c’était de l’enchantement assuré pour les songes de plus de mille et une nuits.
Paul CAZARD.
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