L’esquisse analytique de la battue que nous avons
tracée avec les monologues de l’Hôte et de l’Invité n’est pas complète, loin de
là. L’état d’âme de quelques comparses n’est pas moins intéressant que celui
des personnages de premier plan.
Voici par exemple :
Le garde.
— il a vu arriver le jour de la battue avec un vif
soulagement. Combien de nuits n’a-t-il point passées pour assurer le salut de
ses faisans ! Combien de ruses pour les attirer loin des bordures et les
retenir dans les plus belles traques par de savants agrainages ! Il presse
son patron depuis trois semaines et l’adjure de donner la chasse au plus tôt,
prenant en exemple les voisins qui tous ont déjà fonctionné. Mais le patron se
moque de ses voisins et n’entend pas traquer avant que la chute des feuilles
ait dégagé les bois et rendu le tir plus aisé. Enfin, le vent vif des derniers jours
a dépouillé futaies et taillis, et le garde, pâli par sa nuit de veille,
roulant anxieusement sa chique d’une joue à l’autre, — les chevreuils pourraient
être alertés par l’odeur de la pipe ... — attend à la corne du bois
de Monsay par où l’on doit commencer. Il gémit, car c’est un pessimiste par
principe.
— Déjà la demie passée sept heures et on ne les voit
pas encore arriver ... Ni les traqueurs non plus, d’ailleurs. Ils sont
aussi fainéants les uns que les autres, et on ne pourra pas encore finir toutes
les enceintes ... Ou bien on galopera de l’une à l’autre sans me donner le
temps de placer les fusils et de faire ramasser le gibier. (Un petit groupe
d’hommes armés de bâtons apparaît sur la route, au pas de flânerie. C’est l’avant-garde
des traqueurs. Une fugitive lueur de satisfaction éclaire le visage tourmenté
du garde qui approuve.)
« Ah ! Ce sont ceux de Boffeux, les plus
braves ... toujours les premiers ... par exemple, ils ne se pressent
pas ... (Ils ne se pressent pas, mais ils ont quitté la route et, prenant
à travers champs, se dirigent vers l’autre lisière du bois, d’où ils
commenceront la battue. Le garde, épouvanté, se livre à une mimique désespérée
des bras, du chapeau et du mouchoir pour les clouer sur place.)
« Les andouilles ! Les indifférents ! On leur
a seriné cent fois de ne pas s’approcher du bois avant que les tireurs soient
postés. Ils videraient toute l’enceinte ... D’un temps pareillement sec,
le gibier est mis en éveil par un pas d’homme à deux cents mètres. On
s’esquinte à cantonner ses faisans, et ces pêquenauds-là viendraient tout
gâter. Il y en a une bonne soixantaine dans le bois ... il faut absolument
les faire passer ; sinon le patron, qui est comme Saint Thomas, dira
encore que j’ai « bourdé ».
(Pendant que les autres traqueurs se manifestent, par paires
ou par petits groupes, toujours du même train de sénateur, et renforcent la
troupe immobile à distance respectueuse de l’orée, des automobiles surgissent,
s’arrêtent à trois cents mètres et les chasseurs, encombrés de leur barda, se
dirigent vers le rendez-vous. L’œil du garde se fait perçant et critique, tel
celui de l’adjudant qui évalue ses gaillards.)
— Mossieu Isidore ... Bon garçon malgré son air
bourru et sa grosse voix ... Tire régulièrement bien, mais parfois un peu
près des traqueurs ... Vingt francs s’il est de bonne humeur ...
Vingt-cinq s’il tue un chevreuil ... Peut-être trente avec une
bécasse ...
« Le notaire ... Tout dépend de ses premiers coups
de fusil ... S’il ne manque pas au début, ça pourra aller ... S’il
enfume trois fois de suite, c’est désastreux ... Il jette son fusil par
terre et il pleure ... Il faudra le surveiller, car, en cas de découragement,
je ne le placerais plus où « ça » passe ... Quinze francs.
« Mossieu Adolphe ... Ça, ça va faire du tableau,
et puis pour lui, il n’y a ni bons, ni mauvais jours. Toujours de
première ... Vingt francs, mais je le verrais quand même volontiers s’il
ne donnait rien ...
(Avec une nuance de vénération dans la voix.)
« Mossieu Marcel ... Cinquante francs ... Ça,
c’est des invités ...
« Et Mossieu Gros René aussi ... Quarante ...
Il tire comme une vraie seringue ... Sur tout ce qu’il voit et à
quatre-vingts mètres ... (Avec indulgence.) Enfin, si ça l’amuse ...
Il avait même plombé le jeune Tirésias l’année dernière ; mais, vu
l’indemnité, le gamin ne demanderait pas mieux que d’être encore plombé cette
fois-ci ...
« Aïe, aïe, aïe ... Le patron a encore invité ce
grand flandrin de Grossolé ... Il est sourd, il g ... tout le temps,
il n’est jamais content et, quand il est dans ses bonnes, ça va chercher au
maximum une pièce de cent sous ... Il peut toujours compter que je le
mettrai aux bons passages ...
« Ah ! Voici le patron. (À distance, il scrute
âprement la physionomie de l’arrivant. Avec inquiétude.) Savoir s’il s’est
levé du bon pied ? On sera vite fixé, mais c’est rare si ça se passe sans
anicroche jusqu’au soir ... Je vois qu’il est déjà nerveux. Comme tous les
jours de chasse, quoi ... »
En effet. Ayant passé les présents en revue, le patron
commente avec une sévérité railleuse la paresse des retardataires qui seront
peut-être des défaillants, et, ayant prédit l’insuccès de la journée, donne
avec fièvre le signal du commencement des hostilités que le garde transmet, en
déployant son mouchoir aux traqueurs qui s’ébranlent. Isidore, le notaire, mossieu
Gros René, flanqué de son chauffeur-chargeur, mossieu Marcel, Grossolé, etc.,
s’élancent vers leurs postes respectifs, avec plus ou moins d’agilité suivant
leur embonpoint, et les premières mesures de l’orchestre balistique éclatent
sous la futaie tandis que le garde s’éponge avec accablement et murmure, en
voyant poindre à l’horizon deux silhouettes qui se hâtent.
— Ferdinand ... vingt francs. (Avec une ironie
amère.) Le maire de la Roche ... une cordiale poignée de mains et
« bien le bonjour à la petite famille ». (Indigné.) Eh bien,
je le lui dirai un jour au maire de la Roche, la petite famille elle ...
elle n’en a cure de lui ...
Le chef traqueur.
— Il est chargé de la mise en place et de la conduite
de ses hommes. En outre, c’est lui qui assure le ravitaillement en cordial de
la troupe. Il déploie des trésors d’ingéniosité pour essayer d’arracher à la rapacité
du régisseur une chopine de gnôle supplémentaire. En vain. La ration de trois
litres est immuable. Le chef traqueur, entre deux objurgations à la ligne et
deux coups de bâton dans les cépées, poursuit son idée fixe.
— Pas un canon de rabiot ... C’est-y pas
malheureux tout de même. Pour une grande battue et avec des ronces où on laisse
au moins une jambe de ses culottes. On va encore tomber trop court
naturellement, surtout que nous avons droit à la « double » avec
Charles et Louis. (Le ramasseur de gibier et le conducteur de la charrette.
Depuis des temps immémoriaux, le chef traqueur leur a attribué, ainsi qu’à
lui-même comme de bien entendu, la double ration. Mais ce n’est pas encore
suffisant. Une pensée subite le rassérène quelque peu.) Il est vrai qu’il y a
beaucoup de jeunes gens là-dedans auxquels la goutte ne vaut rien. On le leur a
appris à l’école ... Mieux vaut même ne pas la leur montrer ... On
devrait prendre surtout des jeunes gens pour traquer ... Ils conviennent
beaucoup mieux ...
Un traqueur.
— À la fin d’une enceinte. Grossolé a interrogé le
traqueur qui arrivait auprès de lui : « N’avez-vous pas retrouvé un
lièvre à une soixantaine de mètres d’ici ? Il était bien touché
pourtant ... » Le traqueur n’a rien vu. Il fixe sur Grossolé des yeux
candides, d’une franchise insoupçonnable, et se retournant dans la direction
indiquée, in petto.
— Awé, c’est bin ça, li deuzème tchinne to prè dè
fossé. Djè l’ vérai quéri al’ nutte. I gna todi nouk al trover po dzo les fetchires
qui dja mettou dessus (2).
Le chauffeur-chargeur.
— Gros René, qui a brûlé deux cent cinquante cartouches
pour vingt-trois pièces abattues et s’est d’ailleurs amusé comme un roi,
regagne la ville, emmené par son fidèle Victor, le chauffeur-chargeur, à une
allure vertigineuse. Il repasse dans son esprit les différents postes auxquels
il a fait tant de bruit pour si peu de besogne. Il se sent néanmoins satisfait
de lui-même.
— En somme, Victor, je n’ai pas mal tiré
aujourd’hui ... Qu’en pensez-vous ?
— Ah, monsieur, répond le courtisan Victor avec âme, on
ne peut vraiment pas tirer plus brillamment pour ne pas tuer beaucoup.
Jean LURKIN.
(1) Voir les numéros d’Octobre 1939, Janvier et Mars 1940.
(2) Oui, c’est bien ça, le deuxième chêne tout près du fossé. Je viendrai le
prendre la nuit. Il n’y a personne à le trouver sous les fougères que j’ai mises dessus.
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