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Veillées de chasseurs

Les soliloques du chasseur

 (1)

L’esquisse analytique de la battue que nous avons tracée avec les monologues de l’Hôte et de l’Invité n’est pas complète, loin de là. L’état d’âme de quelques comparses n’est pas moins intéressant que celui des personnages de premier plan.

Voici par exemple :

Le garde.

— il a vu arriver le jour de la battue avec un vif soulagement. Combien de nuits n’a-t-il point passées pour assurer le salut de ses faisans ! Combien de ruses pour les attirer loin des bordures et les retenir dans les plus belles traques par de savants agrainages ! Il presse son patron depuis trois semaines et l’adjure de donner la chasse au plus tôt, prenant en exemple les voisins qui tous ont déjà fonctionné. Mais le patron se moque de ses voisins et n’entend pas traquer avant que la chute des feuilles ait dégagé les bois et rendu le tir plus aisé. Enfin, le vent vif des derniers jours a dépouillé futaies et taillis, et le garde, pâli par sa nuit de veille, roulant anxieusement sa chique d’une joue à l’autre, — les chevreuils pourraient être alertés par l’odeur de la pipe ... — attend à la corne du bois de Monsay par où l’on doit commencer. Il gémit, car c’est un pessimiste par principe.

— Déjà la demie passée sept heures et on ne les voit pas encore arriver ... Ni les traqueurs non plus, d’ailleurs. Ils sont aussi fainéants les uns que les autres, et on ne pourra pas encore finir toutes les enceintes ... Ou bien on galopera de l’une à l’autre sans me donner le temps de placer les fusils et de faire ramasser le gibier. (Un petit groupe d’hommes armés de bâtons apparaît sur la route, au pas de flânerie. C’est l’avant-garde des traqueurs. Une fugitive lueur de satisfaction éclaire le visage tourmenté du garde qui approuve.)

« Ah ! Ce sont ceux de Boffeux, les plus braves ... toujours les premiers ... par exemple, ils ne se pressent pas ... (Ils ne se pressent pas, mais ils ont quitté la route et, prenant à travers champs, se dirigent vers l’autre lisière du bois, d’où ils commenceront la battue. Le garde, épouvanté, se livre à une mimique désespérée des bras, du chapeau et du mouchoir pour les clouer sur place.)

« Les andouilles ! Les indifférents ! On leur a seriné cent fois de ne pas s’approcher du bois avant que les tireurs soient postés. Ils videraient toute l’enceinte ... D’un temps pareillement sec, le gibier est mis en éveil par un pas d’homme à deux cents mètres. On s’esquinte à cantonner ses faisans, et ces pêquenauds-là viendraient tout gâter. Il y en a une bonne soixantaine dans le bois ... il faut absolument les faire passer ; sinon le patron, qui est comme Saint Thomas, dira encore que j’ai « bourdé ».

(Pendant que les autres traqueurs se manifestent, par paires ou par petits groupes, toujours du même train de sénateur, et renforcent la troupe immobile à distance respectueuse de l’orée, des automobiles surgissent, s’arrêtent à trois cents mètres et les chasseurs, encombrés de leur barda, se dirigent vers le rendez-vous. L’œil du garde se fait perçant et critique, tel celui de l’adjudant qui évalue ses gaillards.)

— Mossieu Isidore ... Bon garçon malgré son air bourru et sa grosse voix ... Tire régulièrement bien, mais parfois un peu près des traqueurs ... Vingt francs s’il est de bonne humeur ... Vingt-cinq s’il tue un chevreuil ... Peut-être trente avec une bécasse ...

« Le notaire ... Tout dépend de ses premiers coups de fusil ... S’il ne manque pas au début, ça pourra aller ... S’il enfume trois fois de suite, c’est désastreux ... Il jette son fusil par terre et il pleure ... Il faudra le surveiller, car, en cas de découragement, je ne le placerais plus où « ça » passe ... Quinze francs.

« Mossieu Adolphe ... Ça, ça va faire du tableau, et puis pour lui, il n’y a ni bons, ni mauvais jours. Toujours de première ... Vingt francs, mais je le verrais quand même volontiers s’il ne donnait rien ...

(Avec une nuance de vénération dans la voix.)

« Mossieu Marcel ... Cinquante francs ... Ça, c’est des invités ...

« Et Mossieu Gros René aussi ... Quarante ... Il tire comme une vraie seringue ... Sur tout ce qu’il voit et à quatre-vingts mètres ... (Avec indulgence.) Enfin, si ça l’amuse ... Il avait même plombé le jeune Tirésias l’année dernière ; mais, vu l’indemnité, le gamin ne demanderait pas mieux que d’être encore plombé cette fois-ci ...

« Aïe, aïe, aïe ... Le patron a encore invité ce grand flandrin de Grossolé ... Il est sourd, il g ... tout le temps, il n’est jamais content et, quand il est dans ses bonnes, ça va chercher au maximum une pièce de cent sous ... Il peut toujours compter que je le mettrai aux bons passages ...

« Ah ! Voici le patron. (À distance, il scrute âprement la physionomie de l’arrivant. Avec inquiétude.) Savoir s’il s’est levé du bon pied ? On sera vite fixé, mais c’est rare si ça se passe sans anicroche jusqu’au soir ... Je vois qu’il est déjà nerveux. Comme tous les jours de chasse, quoi ... »

En effet. Ayant passé les présents en revue, le patron commente avec une sévérité railleuse la paresse des retardataires qui seront peut-être des défaillants, et, ayant prédit l’insuccès de la journée, donne avec fièvre le signal du commencement des hostilités que le garde transmet, en déployant son mouchoir aux traqueurs qui s’ébranlent. Isidore, le notaire, mossieu Gros René, flanqué de son chauffeur-chargeur, mossieu Marcel, Grossolé, etc., s’élancent vers leurs postes respectifs, avec plus ou moins d’agilité suivant leur embonpoint, et les premières mesures de l’orchestre balistique éclatent sous la futaie tandis que le garde s’éponge avec accablement et murmure, en voyant poindre à l’horizon deux silhouettes qui se hâtent.

— Ferdinand ... vingt francs. (Avec une ironie amère.) Le maire de la Roche ... une cordiale poignée de mains et « bien le bonjour à la petite famille ». (Indigné.) Eh bien, je le lui dirai un jour au maire de la Roche, la petite famille elle ... elle n’en a cure de lui ...

Le chef traqueur.

— Il est chargé de la mise en place et de la conduite de ses hommes. En outre, c’est lui qui assure le ravitaillement en cordial de la troupe. Il déploie des trésors d’ingéniosité pour essayer d’arracher à la rapacité du régisseur une chopine de gnôle supplémentaire. En vain. La ration de trois litres est immuable. Le chef traqueur, entre deux objurgations à la ligne et deux coups de bâton dans les cépées, poursuit son idée fixe.

— Pas un canon de rabiot ... C’est-y pas malheureux tout de même. Pour une grande battue et avec des ronces où on laisse au moins une jambe de ses culottes. On va encore tomber trop court naturellement, surtout que nous avons droit à la « double » avec Charles et Louis. (Le ramasseur de gibier et le conducteur de la charrette. Depuis des temps immémoriaux, le chef traqueur leur a attribué, ainsi qu’à lui-même comme de bien entendu, la double ration. Mais ce n’est pas encore suffisant. Une pensée subite le rassérène quelque peu.) Il est vrai qu’il y a beaucoup de jeunes gens là-dedans auxquels la goutte ne vaut rien. On le leur a appris à l’école ... Mieux vaut même ne pas la leur montrer ... On devrait prendre surtout des jeunes gens pour traquer ... Ils conviennent beaucoup mieux ...

Un traqueur.

— À la fin d’une enceinte. Grossolé a interrogé le traqueur qui arrivait auprès de lui : « N’avez-vous pas retrouvé un lièvre à une soixantaine de mètres d’ici ? Il était bien touché pourtant ... » Le traqueur n’a rien vu. Il fixe sur Grossolé des yeux candides, d’une franchise insoupçonnable, et se retournant dans la direction indiquée, in petto.

— Awé, c’est bin ça, li deuzème tchinne to prè dè fossé. Djè l’ vérai quéri al’ nutte. I gna todi nouk al trover po dzo les fetchires qui dja mettou dessus (2).

Le chauffeur-chargeur.

— Gros René, qui a brûlé deux cent cinquante cartouches pour vingt-trois pièces abattues et s’est d’ailleurs amusé comme un roi, regagne la ville, emmené par son fidèle Victor, le chauffeur-chargeur, à une allure vertigineuse. Il repasse dans son esprit les différents postes auxquels il a fait tant de bruit pour si peu de besogne. Il se sent néanmoins satisfait de lui-même.

— En somme, Victor, je n’ai pas mal tiré aujourd’hui ... Qu’en pensez-vous ?

— Ah, monsieur, répond le courtisan Victor avec âme, on ne peut vraiment pas tirer plus brillamment pour ne pas tuer beaucoup.

Jean LURKIN.

(1) Voir les numéros d’Octobre 1939, Janvier et Mars 1940.
(2) Oui, c’est bien ça, le deuxième chêne tout près du fossé. Je viendrai le prendre la nuit. Il n’y a personne à le trouver sous les fougères que j’ai mises dessus.

Le Chasseur Français N°599 Mai 1940 Page 266