Pêche à la crevette.
— Si vous le voulez bien, nous parlerons d’abord et
surtout de la pêche du saumon à la crevette. Pourquoi ? Parce que,
d’abord, c’est la méthode qui se rapproche le moins de toutes celles appliquées
à n’importe quel poisson. Ensuite, parce que c’est, je crois, le moyen le plus
généralement efficace de capture de notre grand poisson, celui qui réussit le
plus souvent. Enfin parce que c’est vraiment la méthode qui s’adapte le mieux
aux engins du lancer léger.
L’appât est la grosse crevette rose, dite
« bouquet », cuite et conservée dans la glycérine.
Par eau moyenne, elle ne saurait être trop grosse, et les
plus beaux spécimens seront à rechercher. Mais, si l’eau baisse et s’éclaircit,
d’assez petites crevettes seront préférables. Les Anglais commencent même à
préconiser dans ce cas les vulgaires crevettes grises « shrimps ».
Quoi qu’il en soit, les crevettes seront cuites sans excès à
l’eau salée, puis placées dans une solution de glycérine au tiers. Mais, avant
de les abandonner dans leur petit bocal, il faut introduire dans chacune
d’elles un petit brin de sorgho extrait d’un balai (c’est ce que je connais de
mieux), pour la maintenir bien droite tandis qu’elle est encore souple. Plus
tard, en voulant la redresser au moment de s’en servir, on risquerait de la
casser. Il faut conserver soigneusement les longues antennes, les palpes, les
fragiles pattes du petit crustacé qui semblent exercer un grand attrait sur le
saumon.
Il y a des montures plombées. Je crois préférable de laisser
à la crevette toute sa légèreté et de n’ajouter le plomb nécessaire qu’à une
certaine distance sur le bas de ligne (0m,40 au moins), sous forme
d’un petit tortillon de gros fusible. La grosse crevette pèse déjà 2 ou 3 grammes.
Il ne faut pas énormément de plomb pour la lancer à bonne distance. C’est au
pêcheur de juger de ce qu’il doit en ajouter pour maintenir l’appât à bonne
profondeur.
La crevette, traversée dans sa longueur par l’aiguille
spéciale, sera ligaturée sur la monture, avec un peu de fil rose. On la monte
la queue en arrière, je veux dire dans la direction de la canne, la tête en
bas. Ainsi, quand on la tirera dans le courant, elle progressera à reculons, ce
qui est l’allure normale d’une crevette vivante qui s’échappe par petites
saccades.
Pour explorer les places indiquées comme favorables, ou
celles où on aura « vu par corps » le saumon chasser, il faudra
lancer la crevette dans la direction de la berge opposée, la laisser décrire un
arc de cercle dans le courant jusqu’à revenir en aval du pêcheur, puis la
ramener le long de la berge de votre côté. Mais, pendant tout ce parcours,
l’appât doit être « travaillé » par de petits mouvements du scion,
sans brusquerie, relevé, abaissé par de petits relâchers irréguliers, dévié à
droite, à gauche. Cela produit des mouvements des antennes et des pattes très
attrayants. La touche est parfois très peu perceptible : le saumon
« joue » avec la crevette comme un chat avec une souris, en la tenant
très souvent seulement par l’extrémité des antennes. Si on ferre à ce moment,
on effraye le poisson et tout est manqué. On manque beaucoup plus de saumons en
les ferrant trop tôt qu’en ne les ferrant pas. Même si le poisson a lâché la
crevette, ou lui a arraché une antenne, si vous n’avez pas ferré, le poisson
reviendra très probablement au prochain passage de l’appât. Quand il l’aura
pris franchement et arrêté en plein courant, il se piquera tout seul et vous le
sentirez bien ! c’est alors l’instant d’assurer le ferrage et de relever
la canne.
Les débutants sont très souvent surpris du peu de violence
opposée au premier départ par le saumon. Ils disent :
« Ce n’est que ça ! » mais leur optimisme ne
dure pas; quand le grand poisson commence à s’apercevoir qu’il pourrait bien se
trouver en danger, c’est fini de rire, et la bagarre est des plus sérieuses.
Avec le matériel de lancer léger, le pêcheur bénéficie d’un
« atout » considérable dans son jeu : c’est le frein réglable à
roue libre qui fonctionne automatiquement et évite à l’homme d’avoir à prendre
de ces décisions ultra-rapides d’où dépend le succès ou l’échec. Selon que le
poisson tire ou faiblit, la ligne est rendue ou reprise instantanément. La
pression reste constante. Aucun « mou » ne se produit dans le fil. En
théorie, tout échec est impossible.
Heureusement qu’en pratique, il n’en est pas du tout ainsi,
sans quoi que resterait-il de la « glorieuse incertitude du
sport » ?
D’abord, il faut que le réglage du frein soit bien fait,
c’est-à-dire assez dur. Sans quoi pas de ferrage, pas de résistance ; le
poisson se décroche en moins de deux ou la cérémonie se poursuit jusqu’à la
journée consacrée à la fête du bienheureux Glinglin. Mais tout de même pas
trop dur. C’est une question de tact. Je vous ai déjà dit ça à propos du
brochet. Mais, quand il s’agit d’une grande brute comme le saumon, c’est bien
autre chose.
Il faut que le moulinet soit assez doux pour que le fil
puisse résister à une très brusque accélération de la vitesse du poisson. En
effet, voici comment se passent les choses : vous manœuvrez un poisson
vigoureux, mais qui se borne à tirer normalement. Il vous prend du fil, et vous
trouvez que tout va bien, puisque votre frein, assez sévèrement serré, semble
lui opposer une résistance sérieuse qui va hâter sa capitulation.
Le poisson faiblit. Vous reprenez du fil. Tout à coup la
bête comprend le danger, ou bien elle a vu votre figure ... bref, elle
part à pleins gaz ... la résistance du frein est brusquement multipliée
par le carré de la vitesse et le gut, bien que relativement robuste, claque
comme une corde de violon trop tendue ... ; la communication, qu’on
avait eu tant de peine à établir, est coupée.
Comment vous dire quelle est la tension maximum à
établir ? C’est bien difficile, il y faut l’habitude, la pratique. Pour un
débutant, le critérium le moins vague est celui-ci : attachez votre gut à
un point fixe, réglez dur et ferrez brusquement.
Le gut casse. Adoucissez le réglage, jusqu’à ce qu’il ne
casse plus. À ce moment, le réglage doit être bon. Espérons que les secousses
de la marche et du lancer ne le modifieront pas. Cela arrive avec certains
moulinets et il faut y veiller.
La vis se desserre toute seule, comme toute vis soumise à
des secousses. Et soudain, au moment où un beau poisson vient de s’accrocher,
on s’aperçoit qu’on n’a sur lui aucune action ... il est bien temps de
serrer la vis ! Il y a gros à parier pour qu’on la serre trop et que ça se
termine rapidement par une casse !
Mais supposons que le réglage soit bon. Alors le pêcheur n’a
qu’à mouliner imperturbablement, en tenant la canne haute pour parer aux
à-coups. Qu’il se maintienne coûte que coûte en aval de son poisson. Celui-ci,
tiré en aval, cherche à filer en amont. Si le saumon saute, un bref salut de la
canne détend la ligne et la retend aussitôt. S’il file vers un obstacle
dangereux, il faut le faire tourner, et pour cela incliner franchement la canne
en bloquant la bobine. Casser pour casser, autant essayer sa dernière chance.
Si le saumon « fait le chien » comme un fox qui
secoue sa laisse, le frein à roue libre y pourvoira. De même, s’il s’appuye
obliquement sur le courant et fait « le cerf-volant ». S’il boude,
c’est-à-dire va se coller au fond le nez contre une pierre et déclare qu’il ne
veut plus jouer, c’est mauvais, car il va reprendre des forces. Il faut le
faire démarrer coûte que coûte. On y arrive parfois avec d’incessantes petites
saccades. Parfois en lui donnant « du mou » (c’est dangereux !).
Si on a un camarade qui puisse lui lancer des pierres, il n’y a rien de mieux.
Si tout va bien, il repart et finit par « montrer le blanc »,
c’est-à-dire tourner sur le flanc. Il peut encore repartir. Enfin le voici
vaincu, et il faut « le pomper », c’est-à-dire, comme je vous l’ai
dit, bloquer la bobine, attirer le poisson en levant la canne, mouliner trois
tours en la baissant, et recommencer.
A. ANDRIEUX.
(1) Voir numéro d’avril 1940.
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