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Formation d’une armée de la terre

Quelqu’un a dit qu’il fallait trois armées pour conduire la guerre : celle du front, celle de l’industrie et celle de la production agricole. Si les deux premières sont constituées depuis les premiers jours de la mobilisation et d’après des méthodes qui avaient été soigneusement étudiées dès le temps de paix, la création de l’armée de la terre a été plus tardive et s’est faite par étapes successives.

Les dernières mesures qui viennent d’être prises, tant au point de vue militaire qu’au point de vue civil, lui donnent cette fois un corps, une constitution qui devient une réalité, et non plus seulement un projet.

Au point de vue militaire, on a envoyé en détachement de deux mois, renouvelable, les agriculteurs des classes 1912, 1913, 1914 et 1915. Après avoir été dirigés sur un dépôt agricole dans chaque subdivision, les exploitants, fermiers et métayers ont été renvoyés chez eux et les ouvriers agricoles chez leurs anciens patrons ou mis à la disposition du maire de leur commune qui leur fournira du travail.

Les agriculteurs et ouvriers agricoles de ces classes, qui, n’ayant pas été appelés aux armées, étaient restés chez eux, sont placés dans la même situation de détachés à la terre.

Tous ces mobilisés sont redevenus civils, mais au point de vue discipline, ils restent militaires. C’est ainsi que les salariés doivent être payés par leurs employeurs au tarif normal pratiqué dans la région, nourris et logés suivant les usages locaux. Ils doivent être assurés contre les accidents du travail et leurs employeurs doivent cotiser aux assurances sociales et aux allocations familiales, comme pour n’importe quel autre ouvrier qu’ils emploient.

Mais ouvriers et patrons en détachement temporaire restent placés sous le contrôle de l’officier contrôleur de la main-d’œuvre agricole et des sous-officiers qui lui sont adjoints, à raison d’un par arrondissement.

Ils ne peuvent quitter l’exploitation où ils travaillent que sur un ordre de cet officier et après avis du Comité départemental de la Production agricole.

Quant à ceux qui ne sont pas véritablement des agriculteurs, ils courent le risque d’être renvoyés au corps quand la fraude sera découverte et d’être l’objet de peines disciplinaires.

Un certain nombre d’agriculteurs appartenant à ces classes sont encore maintenus dans les usines où ils remplissent le plus souvent des travaux qu’on pourrait confier à d’autres manœuvres. Il est probable que, lorsque cet article paraîtra, ils auront été renvoyés à leur tour à la terre.

On sait qu’en échange, l’autorité militaire a rappelé les classes 1916, 1917 et 1918, mais elle accorde des affectations spéciales pour que les chefs des exploitations importantes dont le maintien en activité est nécessaire au Ravitaillement général soient remis à la tête de leur domaine.

Cette mesure, qui ne s’appliquait primitivement qu’aux départements de grande culture, a été étendue, dans une certaine mesure, aux autres régions, ce qui n’est que justice. Il ne faut pas, en effet, que les régions à culture morcelée soient désavantagées. Les exploitants qui reviendront participeront aux travaux d’entr’aide et maintiendront en état de culture des superficies importantes.

Cette mobilisation de quatre classes à la terre a été heureusement complétée par la mise en vigueur d’un régime de permissions de trente jours dont profiteront tous les agriculteurs des formations du territoire, quelle que soit leur classe de mobilisation. Grâce à eux, les semailles de printemps pourront être faites dans des conditions satisfaisantes. Cependant il y aura des travaux en cours d’année qui nécessiteront des mesures encore plus larges, si on veut qu’ils soient exécutés : la fenaison par exemple, la moisson ensuite, les vendanges.

Quelques-uns de ces travaux peuvent être effectués en partie par de la main-d’œuvre ordinaire, non agricole ; mais la fenaison qui se fait dans les régions montagneuses presque entièrement à la main, nécessitera des ouvriers qualifiés.

Au point de vue civil, un décret du 23 février, qu’on trouvera publié au Journal officiel du 27, reconnaît que, « sur toute l’étendue du territoire national, les exploitations agricoles sont considérées comme indispensables pour assurer les besoins du pays ».

En conséquence, toutes les personnes qui travaillaient à l’agriculture à cette date sont requis civils et maintenus à la terre. Ces dispositions s’appliquent aux hommes, aux femmes et aux mineurs français, ainsi qu’aux Marocains et Tunisiens, et, en général, à tous les étrangers bénéficiant du droit d’asile.

La réquisition vise les exploitants agricoles, fermiers, métayers, ouvriers et les artisans ruraux de toutes catégories.

Ne sont exclus de la réquisition que les mineurs qui désirent suivre un enseignement d’ordre général ou agricole, mais ils doivent solliciter l’autorisation du Préfet qui consulte, avant de prendre sa décision, le Comité départemental de la Production agricole.

Il résulte du décret que l’embauchage des requis civils agricoles par les industriels, les commerçants, les administrations, est interdit, sous peine de sanctions sévères.

La réquisition ne peut être levée que sur ordre du Préfet, après avis du Comité départemental. Il est inutile d’ajouter que les Comités ne seront pas très conciliants, car les besoins de la campagne en main-d’œuvre sont tellement considérables, qu’ils iraient contre les intérêts qu’ils sont chargés de défendre, s’ils accordaient des dérogations à ceux qui les solliciteront.

Les postes, les chemins de fer, les Ponts et chaussées ne pourront plus recruter leur personnel parmi les agriculteurs et ouvriers agricoles. Les usines, dont les salaires élevés ont attiré la main-d’œuvre rurale, devront chercher ailleurs.

Il ne faudrait pas que les salariés croient que la réquisition générale dont ils sont l’objet les oblige à rester pendant toute la durée de la guerre dans la ferme où ils travaillaient à la date du 27 février 1940. Ils peuvent changer d’employeur, de même que les fermiers peuvent changer de ferme ; mais ils doivent signaler leur changement de résidence dans les huit jours à la Direction des Services Agricoles de leur département.

D’autre part, s’ils peuvent changer de commune, ils ne sont pas autorisés à changer de département. Le but recherché est donc, non seulement de maintenir à la terre ceux qui y sont encore, mais aussi de stabiliser la main-d’œuvre qui a trop tendance, parfois, à se déplacer sans rime ni raison. En temps normal, ces déplacements peuvent se justifier par la recherche d’une meilleure place ou d’une région plus favorable ; mais, dans un temps où la main-d’œuvre est rare partout et où il y a plus de travail qu’on ne peut en faire, la nation a intérêt à ce que chacun reste à sa place.

Si des difficultés surgissaient au sujet des salaires, elles seraient solutionnées par les comités communaux de la production agricole et à défaut par le Comité départemental. À ce propos, il est désirable que les exploitants évitent de prendre les ouvriers à leurs voisins par des surenchères que les plus aisés peuvent se permettre au détriment des autres. Le débauchage devrait être sévèrement réprimé. Malheureusement, le décret qui pourrait réprimer ces errements n’a pas encore été promulgué. Espérons qu’il le sera un jour prochain, car, actuellement, l’employeur est totalement désarmé à l’égard de son ouvrier qui le quitte sans raison valable. Il me semble qu’on pourrait trouver une formule sauvegardant les devoirs des uns et les droits des autres. En temps de guerre, il faut savoir prendre les mesures que l’intérêt général justifie.

P. GUIGNOT,

Ingénieur agronome.

Le Chasseur Français N°599 Mai 1940 Page 288