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Pour obtenir des betteraves

Le problème betteravier est posé devant le pays, surtout sous sa forme industrielle. On a l’espoir que les solutions seront plus faciles pour la betterave fourragère, parce qu’elle est plus disséminée, et parce que la petite main-d’œuvre qui reste dans les fermes pourra tant bien que mal réussir à biner les cultures. Hypothèse d’ailleurs à vérifier, car, à côté de situations qui auront pu s’arranger, il en est d’autres qui présentent la même détresse qu’au premier jour.

Industriellement, c’est infiniment plus difficile. Des prix raisonnables, ne subissant pas les abattements variés qui laissent une marge entre le prix théorique, celui dont on parle volontiers, et le prix réel, passé plus facilement sous silence, pourront constituer un encouragement qui aura sa répercussion. Ici, c’est une machine supplémentaire, une machine nouvelle, dont on fera l’achat ; là, c’est un supplément de prix que l’on donnera aux travailleurs. Une prime, c’est l’espoir d’un travail mieux fait, d’une surface plus grande entreprise ; finalement, c’est un tonnage de betteraves en plus à l’horizon.

Existe-t-il des artifices pour améliorer localement les opérations ? On a semé à des écartements permettant le passage plus facile des houes mécaniques, de manière à utiliser la houe plus longtemps ; en même temps, c’est le service d’un cheval moins habitué, d’un conducteur apprenti. On s’est ingénié à obtenir des peuplements plus réguliers ; sur ces cordons de jeunes betteraves plus régulières, il est commode de démarier et de faire intervenir la machine.

Passons sur les démarieuses, mais voyons ce que peut donner le matériel ordinaire ajusté. On facilitera les opérations manuelles de plusieurs manières ; par exemple, on passe en travers une houe laissant des petits bouts de cordons distants de 30 centimètres, on modifie un peu cet écartement, en passant plus ou moins en biais, question d’adaptation de la houe à l’objectif recherché. Le démarieur est aidé ; il n’a plus à chercher et choisit dans les quelques centimètres la betterave la mieux placée ou la plus belle. Des gens moins habiles peuvent entrer en action, puisqu’il ne faut pas constamment, au cours du binage, choisir d’avance la petite plante ou les deux ou trois petites betteraves très voisines à l’emplacement voulu. On admire volontiers l’habileté avec laquelle les bons démarieurs opèrent ; mais quel apprentissage pour acquérir ce coup d’œil et cette adresse !

Le système a encore un mérite ; rien n’empêche de faire circuler des novices, des gens ne connaissant pas tout ce travail des betteraves ; ils opèrent même sans instrument, se contentant d’arracher ce qui est superflu. Dans les pays de l’Europe centrale, c’est ainsi en deux temps que l’on opère ; mais la première phase comporte la main-d’œuvre spécialisée chargée de donner les coups de binette en travers qui laissent les bouquets sur lesquels opèrent ensuite les femmes, les enfants, à genoux, enlevant les betteraves supplémentaires.

Mais, il ne faut oublier que ce travail mécanique, aveugle, n’est satisfaisant que si la levée est parfaite ; un manque dans la ligne, c’est un trou dans la suite et une betterave qui fait défaut. C’est justement tout le talent des ouvriers bineurs de discerner la betterave compensatrice au voisinage de l’emplacement qu’une plante bien située devrait occuper. Ainsi, avec une levée imparfaite, le passage en travers risque de provoquer des dommages sérieux dans le rendement.

C’est en se basant sur cette observation que l’on a imaginé autre chose, le plaçage préalable par petits bouts. La houe porte des cœurs distants de 6-8-10 centimètres ; dans un semis aussi bien fait que possible, en travers ou en biais, la houe ainsi agencée passe ; elle laisse, ainsi que le titre l’indique, des petits bouts de lignes de betteraves, parmi lesquels on choisira suivant les circonstances. Il reste plus de travail à faire ; ce sont plutôt des spécialistes qui devront encore intervenir, mais on se rapproche un peu de la façon que donne le bineur.

Des essais ont été effectués l’année dernière à l’instigation du Comité interprofessionnel pour l’amélioration mécanique de la culture de la betterave, et un mouvement s’est dessiné en faveur de cette méthode des petits bouts. On peut donc l’indiquer et même la recommander. La seule mise au point consiste dans la confection de petits cœurs que l’on fixe sur la barre transversale.

Tous ces moyens sont appelés à donner des résultats très divers ; mieux encore, ils laisseront dans l’esprit des personnes qui les essaieront, qui les adopteront, des impressions qui devront être corrigées et mises au point. En réalité, seule, l’expérience systématiquement organisée et suivie devrait autoriser des conclusions ; mais pourra-t-on chercher avec toute l’attention voulue ? on fera à peu près des observations.

On doit mettre en garde ceux qui interpréteront leurs propres essais contre les apparences. Pour bien voir, il serait nécessaire de partir de très bonnes levées ; celles-ci sont conditionnées à la fois par la qualité des semences, par l’état du terrain au moment du semis et par les conditions dans lesquelles la levée s’effectue en raison de la température et de l’humidité. Par conséquent, commencer par mettre toutes les chances de son côté en employant suffisamment de bonnes semences et en préparant la terre avec le plus grand soin. Est-ce là un langage de guerre quand tout fait défaut et que, seule souvent, la bonne volonté doit suppléer à des moyens défaillants ?

Nous voudrions voir partager nos préoccupations par ceux qui ont l’aide partielle ou totale entre les mains ; c’est si grave, cette production agricole du sucre et de l’alcool ; c’est si grave de maintenir le potentiel du pays pour le blé de 1941, s’il faut qu’il soit encore sous le signe de la guerre ; ce sera même encore si attachant si le blé de 1941 se développe plus ou moins tard sous le signe de la paix. Effort partout, effort prolongé.

Que les difficultés se multiplient ce printemps et, la chose peut arriver, les semis effectués risqueront d’être paralysés dans leurs effets par l’invasion des mauvaises herbes, par la pousse trop brutale même des jeunes betteraves. Contre l’herbe, la houe, dira-t-on encore; seulement la houe passe entre les rangs, elle délaisse le rang, ce qui n’est pas atteint de chaque côté. Peut-on se défendre un peu en arrosant les champs avec des sels de cuivre pulvérisés, exactement comme s’il s’agissait d’un champ de céréales ? pas de crainte à avoir pour les betteraves ou si peu, que le mal à redouter est moins grave que l’étouffement. Là encore, le démariage par petits bouts donnera du répit. C’est sur toute la ligne le fameux quart d’heure au cours duquel il faut tenir.

L. BRÉTIGNIÈRE,

Ingénieur agricole, professeur à Grignon.

Le Chasseur Français N°599 Mai 1940 Page 289