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Les corlieus ou livergins

Je ne vois jamais revenir le mois de mai sans quelque mélancolie, car, au temps de ma jeunesse et même, à celui de mon âge mûr, c’était le temps des jolies chasses au bord de la mer, à l’époque de la repasse du gibier migrateur des bords de la mer, des oiseaux de rivage par excellence, barges, chevaliers, pluviers, courlis, et surtout des corlieus ou livergins, particulièrement nombreux dans la région où je chassais et où je chasse encore, mais les conditions de leur chasse ont bien changé, comme tout le reste.

Cependant, leur nombre n’a pas sensiblement diminué ; mais les chasseurs de grèves sont bien dérangés par les touristes qui, parcourant les bords de la mer, effraient surtout à mer haute tous les oiseaux de rivage. Cette année, c’est l’état de guerre qui, en mai (si l’interdiction de la chasse sur les rivages est maintenue, ce qu’on ignore encore puisqu’on a demandé qu’elle soit permise pendant le passage de mai), qui vient supprimer une des chasses de grèves les plus intéressante, pour beaucoup de chasseurs qui aiment les bords de la mer à cette saison, où il ne fait ni trop chaud ni trop froid, et où on peut, sans souffrir, stationner dans des abris, des trous, des affûts de branchages.

J’ai quelquefois parlé, dans notre journal, de la chasse aux livergins ; rappelons que les livergins s’appellent, au point de vue strictement scientifique, les courlis corlieus ; ils sont de l’espèce des courlis, mais leur taille n’atteint pas les deux tiers de celle du grand courlis. Le livergin a le bec plus court que ce dernier, plus gros, arqué aussi, noir en dessus, brunâtre en dessous. Les pattes et les pieds sont semblables à ceux du grand courlis, toutes proportions gardées, et de couleur plombée ; le dessus de la tête est brun, rayé, vers le milieu de blanc jaunâtre ; le cou est grivelé de brun ; le dos, brun, a les plumes bordées de blanc grisâtre ; la queue est blanche, rayée de brun, le ventre est blanc ; la poitrine et les flancs de même couleurs mais flammés de brun ; les couvertures des ailes sont brunes, ondées de gris blanc ; les grandes pennes des ailes sont brun foncé.

On appelle cet oiseau, en France, soit courlieu, comme le grand courlis, berge sur le littoral du Sud-Ouest, sur les côtes de l’Océan ; ailleurs petit courlis, ouret, cotteret, et en Normandie, livergin. C’est toujours ce nom que j’emploie, car c’est celui qui me rappelle le plus de bons souvenirs de mes chasses de jeunesse au bord de la mer en baie de Seine.

Disons, puisque l’alliance cordiale amène en France quelques Anglais chasseurs de sauvagine, que les Anglais nomment le livergin : common whimbrel. Les livergins nous viennent sur les côtes de la Manche à la fin d’avril et en mai. Ils nichent au Nord, en Norvège, aux îles Orkney, Shetland, Feroë, en Écosse, rarement en Angleterre ; ils pondent à terre sur le sol nu ou sur une touffe d’herbe trois ou quatre œufs brun olive ou brun gris, avec des points plus sombres formant couronne au gros bout.

Le passage des livergins donne lieu à une particularité intéressante : les premières bandes arrivent chez nous peu nombreuses, mais plus tard reviennent assez considérables. Or, une partie de ces oiseaux remonte de chez nous vers le Nord, mais les autres restent tout l’été sur nos grèves et disparaissent en septembre seulement, sans couver.

J’ai signalé, avec d’autres auteurs, cette différence dans les habitudes des livergins qui soulève une question intéressante. Il est possible que les bandes dont les membres ne nichent pas, soient composées de jeunes oiseaux qui auraient pris naissance dans les contrées méridionales où hivernent les livergins. C’est une première hypothèse qui m’a été suggérée par mes observations personnelles et celles d’un ornithologiste de mes amis avec lequel j’ai chassé autrefois au bord de la mer. En effet, les livergins qui arrivent en mai sont presque tous de jeunes oiseaux, ainsi que l’indiquent leur plumage et divers autres indices ; puis ils sont très peu farouches, n’ayant pas encore été poursuivis. Ils représenteraient donc des familles venant du Midi où elles auraient été formées avant l’époque habituelle de la reproduction, comme le fait a été constaté pour d’autres espèces.

Une seconde hypothèse est due à M. Schlegel, naturaliste de Hollande où les livergins, comme chez nous, ne se reproduisent pas tous, et il en a conclu que ces oiseaux sont des jeunes de l’année précédente qui ne sont propres à la reproduction qu’à l’âge de deux ans.

Louis TERNIER.

Le Chasseur Français N°600 Juin 1940 Page 324