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Veillées de chasseurs

La carte fallacieuse

Ce cher pays landais, où nous chassions autrefois, nous réservait une autre mésaventure que celle de la Tonne de M. Lipostey ici-même contée il y a deux mois. C’était là une mésaventure aquatique, lacustre si l’on peut dire. L’autre, d’ailleurs aussi bénigne, essentiellement terrestre.

Quand je dis aussi bénigne, il conviendrait de laisser au lecteur, suivant ses goûts ou plutôt ses faiblesses, le soin de décider ce qui lui paraîtrait le plus désagréable : une nuit à la belle étoile quand on n’y est pas préparé et, autant dire, le séant dans l’eau ; ou se passer de déjeuner lorsque l’on vient d’arpenter la pignada pendant six heures aux trousses des bécasses et que l’on se promettait grand’chère.

Me permettra-t-on de dire, par parenthèse, une fois pour toutes, que la bonne humeur de règle dans cette rubrique, et qui doit y être maintenue, n’empêche pas celui qui la signe de penser qu’une comparaison entre ces menus incidents et les épreuves de la présente époque, comparaison qui serait profondément inconvenante, voire sacrilège, ne doit venir à l’esprit de personne. Le Chasseur Français m’a confié depuis des années la mission de vous distraire chaque mois pendant cinq minutes, j’ai essayé de m’en acquitter de mon mieux avec plus ou moins de réussite, car une collaboration est forcément inégale. Il m’a été demandé, depuis la guerre, de poursuivre dans la même note. Croyant, comme la direction du Chasseur Français, à l’opportunité, dans les moments les plus graves, d’une brève détente, j’ai accepté. Ce me sera sans doute plus difficile encore ; mais je suis sûr que chacun voudra bien faire la part des nécessités du métier et que personne ne commettra l’erreur d’établir une correspondance entre l’atmosphère joviale de ces petites anecdotes et l’état d’esprit actuel provisoire de celui qui les a notées.

Or donc, c’était, vers 1922 ou 1923, dans les premiers temps de notre établissement à Parentis-en-Born. Le contact avec le pays nous avait, à la lettre, de tout point de vue, enchantés. Aucun des contacts suivants ne nous apporta, il faut l’ajouter, de déboires. Mais tout nous paraissait exceptionnellement facile et heureux. Cependant, notre hôte — chose exceptionnelle en ce pays où tous les garçons naissent « avec un fusil dans le ventre » — n’était pas chasseur. Versé à fond dans les sciences politiques, il confessait avec une bonne grâce condescendante sa totale ignorance des remises à bécasses et des endroits d’affût. Nous en étions donc réduits à nos propres ressources, car il était beaucoup trop tard pour nous mettre en rapports avec un chasseur indigène, en admettant qu’il s’en trouvât de bonne volonté pour nous conduire, et nous comptions bien nous glisser hors de la maison avant les premières lueurs de l’aube, pour ne pas manquer la passée du matin. À peine sortis du bourg, nous n’aurions qu’à nous embusquer. Les bécasses passeraient. L’examen de la carte au 200.000e fortifiait notre optimisme. Ce n’est qu’une tache verte, avec celles, bleues et plus petites, des lacs ou plutôt des étangs, sur tout le département. Pignadas partout, donc bécasses en tout lieu. Il n’y avait qu’à errer ... Saint Hubert nous guiderait et nous rentrerions le soir seulement pour dîner. Grâce à la carte, nous pourrions rallier en temps utile l’un ou l’autre des « quartiers » ou hameaux éparpillés sur les trois mille hectares de la commune et nous y faire confectionner l’omelette traditionnelle avec, qui sait ? une bribe de confit de porc et une bouteille de vin des sables.

La carte est indispensable lors de tout voyage, expédition cynégétique, halieutique ou simplement touristique. Elle double, pour les gens imaginatifs, le plaisir de l’aventure. Elle en développe les possibilités. Elle est tout aussi précieuse chez soi. La lecture des journaux au coin du feu est beaucoup plus évocatrice, si on peut l’appuyer d’une consultation immédiate du « document », ainsi que nous avons baptisé d’un nom générique toutes les cartes qui, depuis plus de vingt ans, nous ont accompagnés dans nos déplacements divers et portent, comme autant de chevrons, traces de doigts et blessures des plis. J’ai toujours sur ma table, à portée de la main, la collection complète de la France au 200.000e, dont on ne peut vraiment se passer, à la lecture du Chasseur Français, pour situer la forêt de Dordogne où les derniers loups sont périodiquement signalés par la bergère ou l’agent de la voirie, et la petite rivière de Lorraine qui a sacrifié, au bénéfice et au ravissement d’un vieil abonné, le brochet monstre de dix-sept livres. Pour les classiques cynégétiques et le repérage concomitant des lieux où succombèrent tant de grosses et de féroces bêtes, l’Atlas universel, minutieusement détaillé, s’impose, car on est amené, du kangourou au phacochère, en passant par le grizzly et les derniers aurochs, à faire plusieurs fois le tour du monde dans la même soirée. Ah ! qu’une bibliothèque cynégétique est chose consolante !

J’accorde bien volontiers que cette utilisation permanente de la carte confine à la manie ; mais, en s’y laissant entraîner, on se prémunit à coup sûr contre les inconvénients de l’âge. Plus tard, le plus tard possible évidemment, perclus et immobilisé, on pourra toujours ; de sa chaise longue, grâce au « document » déployé, refaire en pensée les expéditions d’autrefois et même en imaginer d’inédites.

Pourtant, cette aveugle confiance au « document » devait, ce jour-là, nous jouer un tour pendable. Nous n’avions pas suffisamment médité, et peut-être même nous avait-elle échappé complètement, la petite note, dans la manchette de la carte, ou sur son enveloppe de papier fort, assurant de la reconnaissance de l’éditeur tous les usagers qui lui signaleraient la plus minime erreur commise dans ses relevés. Il en existait une, dans la carte des Landes éditée à cette époque par un cartographe pourtant fort réputé. Elle devait nous coûter le déjeuner du jour. Il fut d’ailleurs récupéré à Paris, à notre retour, lorsque nous allâmes provoquer la reconnaissance du dit éditeur, suivant ses engagements, en lui signalant l’inexistence des Aouqueyres, portées cependant sur la carte, comme petite agglomération existant au bord de la route, alors en mauvais état, de Parentis à Sanguinet, et à peu près à mi-chemin. Ayant folâtré toute la matinée le long de l’étang et dans les pins qui l’avoisinent, mettant quelques bécassines et une bécasse à l’abri du carnier, nous nous trouvions, venu le temps du réconfort, bien loin de notre port d’attache. Consultation du document, orientation facile et en route pour les Aouqueyres, où notre future hôtesse, aubergiste de métier ou d’occasion, ne savait certainement pas qu’elle allait avoir à contenter deux gaillards de belle humeur et d’appétit concordant. Est-il, en France, un groupe de quelques maisons habitées, en quelque région que ce soit, qui laisserait repartir sur leur faim des chasseurs, pêcheurs, trimardeurs ou passants quelconques ? Non, n’est-ce pas ? Aussi, c’est avec la plus allègre certitude que nous foncions sous bois de la rive de l’étang vers la route de Sanguinet, guettant parfois, au-dessus d’un taillis de pins, la fumée des maisons accueillantes ...

Mais il n’y avait pas de groupe de maisons habitées, si petit fût-il, pas même une maison toute seule, inhabitée, pas même une cabane où les cantonniers rangent leurs outils : la route, la fameuse route d’ailleurs très correctement en mauvais état, comme le signalait le document ; mais rien sur ses bords qui ressemblât à des vestiges, même anciens, d’activité humaine. Et de fumée, d’odeur de cuisine, point. Notre infortune ne nous fut pas aussitôt confirmée ; c’est seulement après une exploration dans les deux sens, et alors que nous nous trouvions exactement à mi-chemin de Sanguinet et Parentis, soit neuf kilomètres de chaque côté, qu’une jeune et accorte résinière à bicyclette nous renseigna. Il n’y avait point d’Aouqueyres ; ou plutôt c’était un lieu-dit, comme on situe une mare ou un embranchement de chemins. Le singe de la fable avait pris le Pirée pour un homme. Le reporter, chargé de dresser la carte en ce point fallacieuse, avait pris les Aouqueyres pour une agglomération. Car deux bicoques, ce à quoi nous avions le droit de prétendre d’après la signalisation du document, deux bicoques constituent une agglomération. Et elles nous auraient suffi. L’accorte résinière manifestait avec la plus charmante sincérité le regret de ne pouvoir nous prendre en croupe, et de ne disposer d’aucune provision liquide ni solide, puisqu’elle rentrait chez elle, remonta sur sa machine, nous laissant dans le désert.

— Je l’avais bien dit ... Il aurait fallu se renseigner à l’hôtel ...

— C’est ta faute aussi, avec cette carte idiote ...

Inutile de continuer. Vous savez comme, dans les cas semblables, les responsabilités voltigent d’un chef à l’autre.

Et la chose finit, on s’en doute, à merveille, le soir à table d’hôte. Les commensaux habituels ne dissimulaient cependant point une ombre de sourire à l’évocation de notre mésaventure. Mais nous eûmes notre revanche trois jours plus tard, à l’apparition de la bonne qui apportait un plat de bécassines dues à notre industrie, et fumant sur leurs rôties trempées d’Armagnac.

Le doyen et président de la table s’étant informé, se tourna vers les responsables de ce supplément inattendu, se souleva à demi sur sa chaise et nous dit avec solennité :

— Messieurs, au nom de mes collègues et au mien — d’un geste il désignait tous les convives — je vous fais nos excuses. Nous vous avions pris pour des chasseurs de vaudeville.

Et, tourné vers la bonne, d’un ton sans réplique :

— Denise, faites donner le vin vieux.

Jean LURKIN.

Le Chasseur Français N°600 Juin 1940 Page 331