Pour tous les veneurs sincères, la chasse à courre du
chevreuil est la plus difficile de toutes ; cela est admis comme de dire
que la courre du lièvre est la clef des autres, la chasse du cerf restant la
plus « noble » dans le vieux sens du terme ou, pour dire comme
aujourd’hui, la plus spectaculaire.
Pour qui n’a chassé un chevreuil qu’à tir, avec quelques
bassets ou briquets, semblable affirmation paraît peu acceptable. C’est, en
effet, un animal facile à rapprocher et à lancer ; tous les chiens adorent
sa voie, le chassent d’amitié et au cours d’une randonnée, à un de ces passages
qu’il affectionne et où il passe presque automatiquement, il vient se faire
fusiller.
Mais, chassé par un bon équipage vite et criant, tout
change, ce charmant animal fait alors preuve d’une vitesse, d’un fond et d’une
vigueur étonnants ; sa voie se révèle d’une délicatesse et d’une légèreté
extrêmes et ses ruses sont les plus compliquées et les plus difficiles de
toutes celles que combinent les animaux de vénerie pour sauver leur peau.
Chasse plus fine que celle du lièvre, nous le répétons, et
cela pour beaucoup de raisons, mais surtout à cause du change, de l’accompagné,
des ruses dans les ruisseaux et aux étangs, et davantage encore par les doubles
voies enchevêtrées, les retours sur la voie chassée, car il arrive
souvent, malgré les prises régulières, que certains chevreuils sont manqués, et
on ne saura jamais pourquoi ... Nous avions déjà entrevu cala dans
« Quelques ruses d’animaux chassés » ; mais il y a si longtemps
que nous en reparlerons, sans redites, j’espère, car le sujet en vaut la peine.
Quel plaisir pour un chasseur de décrire un des plus jolis
animaux de nos forêts ! il ressemble au cerf dans ses lignes générales,
mais avec plus de grâce, d’élégance et de légèreté, Semblable sauf sur un
point : il n’a point de queue ; cela n’étonnera peut-être pas
les chasseurs ; mais, si l’on s’en rapporte seulement à la majorité des
peintres et des sculpteurs, c’est une précision que l’on peut répéter.
Le mâle se nomme : brocard et la femelle : chevrette
et plus familièrement : chèvre. Leur couleur est celle du
cerf ; la chèvre, plus déliée dans ses formes, ne porte pas de bois ;
le brocard, lui, fait sa tête comme un cerf, c’est-à-dire qu’après le rut, en
octobre ou novembre, il jette sa tête et la refait ; ceci se passe l’hiver
et ses bois restent en velours jusqu’en mars, où ils se dépouillent alors.
Mais il serait bien incertain de vouloir juger l’âge d’un
chevreuil à ses bois, comme pour un cerf ; rien n’est régulier : plus
il avance en âge, et plus la hauteur et le nombre des andouillers
diminuent ; l’indice le plus sûr serait encore dans la configuration des perlures
et des pierrures, plus que dans la forme des andouillers. L’examen des
dents donnerait des renseignements plus précis encore, car la dentition est
sensiblement la même pour le chevreuil que pour le mouton.
Le rut, nous l’avons vu, n’a lieu qu’une fois par an et dure
des premiers jours d’octobre à fin novembre. Le chevreuil est monogame et se
tient, pendant ce temps, avec sa compagne, dans le même canton. La chèvre porte
six mois et met bas un ou deux faons vers le mois de mai ou de juin. Il est bon
de savoir où se tiennent de préférence ces animaux au cours des saisons ;
au printemps, ils sont dans les taillis, car ils y trouvent une nourriture
abondante avec les jeunes pousses, et cela les enivre parfois au point qu’ils
s’égarent dans des boqueteaux et des buissons. Ils se retirent, en hiver, sous
les gaulis dans les grandes forêts et se nourrissent de ronces, de bruyères, de
genêts ; ils recherchent les pentes bien exposées car ils craignent
l’humidité et le froid.
Ceci pour dire qu’ils ne se plaisent pas également dans tous
les pays ; ils aiment les jeunes taillis, préfèrent les bois à feuilles
caduques aux bois d’arbres résineux, mais surtout ceux où des places élevées et
ensoleillées leur procurent une reposée bien sèche et abritée.
Le chevreuil vit dans un espace restreint et se cantonne
dans une enceinte ; parfois il ne sort même pas pour faire sa nuit. Il est
pour cela très facile à détourner et à rembucher. Pourtant le valet de limier
aura de grandes difficultés pour le juger par le pied, Gaston Phœbus l’a dit :
« Chevreuils n’ont point de jugement par les fumées, ni par le pié, le masle
de la femelle, comme ont les cerfs. »
Il faut être, en effet, bien fort et bien vieux dans le
métier pour pouvoir différencier ainsi un brocard d’une chèvre ; cette
connaissance est pourtant très précieuse, plus tard, surtout au moment de la
chasse, afin de garder du change ; mais c’est une science tellement
subtile et fine que bien peu sont ceux qui 1a possèdent complètement. Une seule
indication mais certaine ; on sait que le brocard marque le lieu de sa
reposée par des régalis, en grattant la terre ou la mousse avec ses
pieds de devant.
Comme il est important de lancer de préférence un brocard
qu’une chèvre — car un chevreuil se fait mieux chasser et ruse moins que
sa femelle — le veneur qui fait le bois essaiera de voir par corps son
animal. Pour cela, il suivra la voie, tenant son limier au trait, jusqu’à la
reposée et fera bondir l’animal ; s’il n’est pas poursuivi, un chevreuil
ainsi mis debout ne va pas loin ; souvent même il ne quitte pas l’enceinte
et se remet bientôt sur le ventre à quelque distance de là. Le veneur doit se
retirer alors sans bruit, en faisant plusieurs brisées, afin de s’y reconnaître
plus tard. Cette façon de procéder gagne ainsi beaucoup de temps au moment du
laisser-courre ; les chiens, mis sur cette voie chaude, rapprocheront lestement
et le chevreuil sera lancé très vite, bien mieux et plus sûrement que si on
avait découplé à une brisée, sur le bord d’une allée, donnant une voie de la
nuit que les rapprocheurs auraient dû démêler plus ou moins facilement, car ce
n’est pas sans ruser et sans faire de nombreuses doubles que le chevreuil va se
remettre.
Le pied du chevreuil change d’aspect au moins trois fois au
cours d’une chasse ; quand nous disons pied, c’est, bien entendu,
l’empreinte qu’il laisse sur le sol et qui se distingue mieux dans les endroits
où la terre est molle et humide, où l’on dit alors que le revoir est bon.
Au début du courre, le pied est régulièrement marqué,
l’animal appuie autant de la pince que du talon ; plus tard, quand il a de
la chasse, il « écarte » fortement, c’est-à-dire que ses pinces
s’ouvrent et qu’il appuie fortement du talon au point que parfois les os
s’impriment aussi ; quand il est fini, hallali courant, ses jambes sont
raidies, et il ne marque plus que des pinces qui se resserrent, s’en allant
comme un cheval fourbu. Parfois on peut rencontrer ces deux dernières formes de
volce-l’est sur une même allée ; le chevreuil y arrive à plein galop et,
usant de ses dernières forces, longe le bas-côté à plein train ; il
reprend ensuite son contre, pour effectuer une double et revient voie par voie,
mais se laissant aller, il n’appuie plus que des pinces, qui ne marquent plus
sur le sol qu’une sorte de croissant inachevé.
Ce n’est que vers 1830 que les veneurs, après le grand
entr’acte de la Révolution, recommencèrent à chasser le chevreuil à courre. Les
premiers qui s’illustrèrent dans cette chasse délicate eurent d’énormes
difficultés à vaincre, du fait que les races de chiens de l’Ancien Régime
avaient presque disparu ou subi des modifications profondes. Certains, comme
MM. Laurence, de la Rivière, de Danne et d’Armaillé furent
des maîtres, et tous les autres chasseurs n’ont fait depuis que marcher sur
leurs traces.
Ces messieurs ne chassaient jamais qu’avec un nombre de
chiens assez limité et pour cause ... il est toujours plus commode de
posséder et de diriger une petite meute souple, obéissante, très en main, qu’un
trop grand nombre. Leurs lots ne dépassaient jamais plus de 15 à 20 sujets
en chasse, ce qui ne les empêchait pas de prendre vite et de 35 à 45 animaux
par saison.
Du reste, avec un gros effectif, il est facile de comprendre
que, sur 30 à 40 chiens par exemple, la bonne moitié ne fait rien ou pas
grand’chose ; le plus souvent elle gêne plutôt qu’elle n’aide. Ce sont
toujours les 10 ou 12 chiens les meilleurs, les plus sérieux et les plus
sûrs, en un mot les plus savants, qui font presque tout. Dans les
défauts, le grand nombre est plutôt pernicieux et, pour un veneur, c’est bien
facile à déduire.
La première des choses pour bien chasser et réussir dans le
courre du chevreuil, c’est d’avoir des chiens absolument bien créancés,
c’est-à-dire d’une obéissance complète, capables de s’immobiliser à quelque
distance que ce soit au seul commandement : Arrête !
Secondement, la meute doit arriver immédiatement au premier
appel de la voix ou de la trompe. Ces chiens, qui sont, cela va sans dire, très
fins de nez, actifs, dépêchants, hardis et vifs dans les retours, et dont les
meilleurs apprennent tôt à couper chaque crochet, ne doivent pas être gênés par
des interventions maladroites. Comme nous l’avons dit et répété souvent : Laissez
donc faire les chiens ! Et ne vous permettez de rompre que lorsque
vous aurez l’assurance absolue qu’ils commettent une faute.
La maladie des jeunes veneurs insuffisamment instruits
— nous le savons bien, nous avons passé par là — est de vouloir
conduire leurs chiens ; n’ayant jamais confiance en eux, ils s’ingénient à
leur faire commettre des bêtises en croyant faire des prouesses.
À la chasse, il est obligatoire, pour posséder une bonne
meute, de se donner énormément de peine ; cela ne veut pas dire qu’il
faille courir à tort et à travers comme un hurluberlu et être toujours en
mouvement comme un pois dans une marmite !
Toujours en queue de la meute, sonner peu, crier peu, voir tout
et ne rien dire, ne jamais tromper les chiens, voici quelques-uns des arides
préceptes qui conduisent au succès.
(À suivre.)
Guy HUBLOT.
|