Au delà des lignes de nos appelants, presque hors de port,
imprécise dans la brume légère qui flotte à la surface, une forme noire se meut
lentement ! Je saisis rapidement le fusil avec lunette de tir qui se
trouve près de moi, et je fixe l’ombre suspecte : pas de doute, c’est un
canard qui s’est posé plus loin que le dernier de nos appelants, dont il semble
passer l’inspection.
Malgré la distance, il ne faut pas perdre l’occasion :
je braque le lourd fusil, j’appuie l’extrémité du canon sur la meurtrière, je
vise soigneusement et, au moment précis où l’oiseau passe au croisement des
deux croisillons pointillés de la lunette, je presse la détente. La détonation
retentit, puissante et sourde et, dans la lunette, je vois le canard, frappé à
mort, agitant faiblement une aile au-dessus de l’eau. Il ne faut pas le laisser
échapper, s’il a la force de le tenter !
Déjà l’un de nous s’est élancé vers la trappe et est
sorti : en un tournemain, il a dégagé le minuscule canot plat, dissimulé
dans les roseaux : droit sur l’esquif instable, qu’il dirige avec une
perche, appuyée sur le fond, il se dirige vers le canard ; il y est, il le
ramasse et reprend, en deux coups de sa longue gaule, la direction de la hutte.
Quelques instants à peine, et il est de nouveau avec nous, tenant un superbe
col-vert, qu’il suspend à un des crocs destinés à cet usage : la chasse
débute bien ! ...
Un peu de temps se passe, car il est rare que les oiseaux
viennent dès le commencement de la nuit : la lune émerge à l’horizon,
derrière des nuages, qui forment un écran, plus lumineux que la clarté directe
de l’astre.
Et bientôt commence le premier passage, que les huttiers
connaissent bien et qui dure jusqu’aux environs de minuit : nos appelants
sont constamment alertés ... et nous aussi. Soudain, des bruits précipités
d’ailes retentissent dans la nuit, suivis de plusieurs « plouf »
sonores dans l’eau : plusieurs canards viennent de se poser bruyamment
entre nos appelants : d’un même élan, nos trois fusils sont déjà en mains,
engagés dans les meurtrières : selon l’habitude, chacun vise les oiseaux
qui lui font face : à droite, à gauche, au centre, puisque nous sommes
trois.
Le chasseur du centre, d’une voix imperceptible, prononce le
commandement usuel ... « Une ! ... Deux ! ... »
Le mot « Trois ! » est remplacé par les détonations des trois
fusils, qui n’en font qu’une, suivie d’une autre, plus faible ... C’est un
de nous, excellent tireur, qui a tenté ... et réussi, un
« doublé », malgré la disparition des oiseaux dans le noir.
Vite, au bateau ! Une minute suffit à peine pour aller
ramasser et rapporter les victimes : quatre canards, encore des
cols-verts, que l’on suspend sans tarder, comme le premier.
On se hâte, car, déjà, les appelants donnent de nouveaux
signes de nervosité. C’est le meilleur moment de la passée qui commence, celui
que connaissent les huttiers. On ne tire pas toujours, mais on a constamment
des oiseaux qui survolent la mare. Les détonations se succèdent, toujours
réglées de la même façon ... Et l’on vit des minutes inoubliables.
Déjà minuit ! Une accalmie se fait sentir dans l’afflux
des canards : c’est le répit habituel à cette heure, on compte les
victimes : dix-neuf oiseaux, la moitié, des cols-verts, le reste, pour la
plupart, des siffleurs, dont deux siffleurs huppés, énormes et le bec
écarlate ...
Mais on profite aussi de la pause pour faire honneur au
second repas, qui ne le cède en rien au premier : on l’arrose d’une bonne
bouteille de Bourgogne, pour chasser le brouillard ...
Puis, comme on va avoir — sauf exception — moins à
faire jusqu’aux approches de l’aube, on se partage les « quarts » à
prendre, comme dans la marine ! Certains ne détestent pas prendre quelques
heures de sommeil ; ils sont rares, d’ailleurs. Pour les autres, c’est le
moment des longues causeries amicales, des histoires de chasse, des souvenirs,
racontés à voix basse, assis sur les couchettes, accotés à la table, dans la
fumée des bouffardes, pendant que le camarade de service, dans la chambre de
tir, surveille la mare ...
Parfois, un léger grincement se fait entendre, le frottement
d’un ongle contre le mur : instantanément, nous éteignons et allons
rejoindre le guetteur, alerté par un vol d’oiseaux tournant autour des
appelants ... D’autres fois, une détonation retentit, c’est un isolé, qui
a payé sa curiosité de sa vie.
Et la nuit se passe ainsi, entrecoupée d’émotions, de
surprises, parfois sensationnelles ... Un couple d’oies Bernaches vient se
poser à l’autre bout de la mare, à plus de cent mètres et regarde les appelants
avec intérêt, mais sans en approcher. Pendant plus d’une heure, nous suivons
les finaudes avec des yeux de désir, mais elles se cantonnent dans leur station
lointaine, sans se décider à venir vers nous ... Puis, brusquement, sans
motif — du moins le pensons-nous — elles s’envolent et on ne les
revoit plus ... Elles auront certainement été la plus grande attraction de
la nuit.
Car la nuit va finir, la fraîcheur augmente ; on sent
que l’aube va poindre, bien que rien ne signale encore sa présence ....
C’est mon tour de veille, je suis seul dans la chambre de tir, à regarder, à
écouter. La lune, qui se couche, rend la lagune plus obscure, les appelants se
taisent, un silence et une paix infinis tombent sur toutes choses, et j’ai
l’impression d’être fondu dans le vaste univers ...
Mais une odeur agréable chatouille mes narines : mes
camarades font griller du bacon pour le déjeuner matinal, qui sera le
bienvenu ... D’ailleurs, le silence est troublé par des bruissements
d’ailes lointains : ce sont des vols de canards qui, à haute altitude,
reviennent des marais ou des cultures submergées, où ils ont trouvé leur
provende, cette nuit, pour regagner les vastes étangs et les baies paisibles,
où ils pourront dormir pendant la journée sans rien craindre.
Une mince ligne claire tranche l’horizon. Le jour
s’annonce ... Et voici que, à deux ou trois reprises, notre mare reçoit
encore quelques oiseaux attardés et isolés ; quelques détonations,
quelques victimes. Puis on dresse le tableau : trente et un canards, c’est
parfaitement honorable, si ce n’est pas sensationnel !
Il est temps de faire honneur au déjeuner avant le
départ ; l’un de nous va soulever la trappe pour faire entrer le grand air
frais du matin ; il dégringole les crampons en vitesse : sur un signe
de lui, nous sommes déjà dans la chambre de tir.
Et nous voyons l’objet de sa rentrée précipitée dans la
hutte : plusieurs macreuses, sorties des roseaux, où elles étaient
cachées, et serrées l’une contre l’autre, viennent, à toute allure, rendre, en
nageant, visite à nos appelants. Nous les comptons : il y en a neuf,
toutes de front. Le rite habituel s’exécute immédiatement, on vise facilement
ces cibles mouvantes dans la clarté du petit matin.
« Une ... deux ... » Poum ! La
triple détonation n’en fait qu’une ... Mais, chose curieuse, le fusil du
spécialiste des « doublés », qui avait là une occasion de montrer son
talent, reste muet. Pas une macreuse ne s’envole ... Nous regardons, les
yeux écarquillés ... Les neuf oiseaux noirs sont étendus côte à côte sur
l’eau, immobiles ... Nos trois coups de fusil les ont toutes
foudroyées ... la réussite est complète et nous ne pouvons retenir un
« Bravo ! » bien mérité ! Notre tableau, au dernier moment,
sera varié par ce gibier, sinon très savoureux, du moins nouveau, et si
adroitement abattu ! …
Ah ! La belle nuit que l’on vient de passer ! Le
beau retour et, surtout, les beaux souvenirs qu’on a amassés dans cette
bibliothèque secrète du chasseur, qu’il lui est, croyez-m’en, si doux et si
réconfortant de feuilleter ... plus tard ...
Jean RIOUX.
(1) Voir numéro de juin 1940.
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