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Le lancer léger

Le chevesne.

C’est en été que ce poisson a le plus de chances de se faire accrocher par vous au spinning. C’est quand les eaux sont basses et claires qu’il se laisse le mieux tenter par les leurres tournants. Cependant, le plus gros que j’aie jamais pris, je l’ai ferré à la mi-avril, exactement le jour de la fermeture, en Seine, au barrage d’Évry, avec une cuiller moyenne. Il pesait six livres et demie, et j’ai d’abord cru tenir un brochet très honorable. Mais la mollesse de la défense qui a suivi, mollesse d’ailleurs toute relative, m’a vite fixé sur l’identité de la victime. Il était d’ailleurs excellent, car la chair du chevesne n’est pas mauvaise ; ce qui le rend immangeable, c’est l’abondance extraordinaire de ses arêtes. Et celui-là avait des arêtes si grosses qu’on les enlevait aisément.

Une écaille du flanc, examinée au microscope, me révéla son âge : onze ans.

Hélas ! à la façon dont on traite nos rivières, combien peu de poissons peuvent espérer vivre aussi vieux !

Et, de fait, des captures de chevesnes de ce poids sont à présent très rares, quel que soit l’appât employé.

Les plus gros se prennent en général à la cerise au début de l’été, à la « mûre » (fruit de la ronce) un peu plus tard, et au vif en hiver.

Trois à quatre livres sont en général une très belle taille. À la mouche, ce sont en majorité des petits d’un quart ; une livre, deux livres ne sont pas fréquents. Au lancer léger, on en prend de toutes tailles, depuis la petite sardine jusqu’au pépère de trois à quatre livres.

Malheureusement, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, ce poisson fait piètre figure sur la table. J’ai cité ce mot cynique : « C’est tout juste bon à donner à un ami ». J’ajouterai à un ami assez indulgent et éprouvé pour qu’on ne risque pas de se brouiller avec lui à la suite de ce cadeau.

Bien entendu, les tout petits, en friture, sont aussi mangeables que n’importe quoi.

On a dit, parodiant le dicton, qui a trait à la chèvre, que le chevesne est « la truite du pauvre ». Cela n’est pas une allusion de mauvais goût à sa comestibilité moins que relative.

Cela veut dire que c’est un excellent poisson de sport et que les pauvres types (comme moi en ce moment) qui sont coincés loin de tout cours d’eau à truites, peuvent tromper leur nostalgie de la belle pêche en s’attaquant au chevesne.

Cela est surtout vrai s’il s’agit de pêche à la mouche artificielle. Celle du chevesne ne présente pas les mêmes difficultés que celle de la truite, mais elle en révèle d’autres, qui la rendent très intéressante, bien que, naturellement, « à l’étage au-dessous », ceci est une question dont nous aurons à reparler plus tard.

En ce qui concerne la pêche au spinning, ce n’est pas tout à fait aussi exact. Car, si on prend par ce procédé beaucoup de chevesnes, les résultats sont tout de même très irréguliers.

Quand une rivière contient de la truite, du brochet, de la perche, si vous y lancez correctement des appâts appropriés, tournants, ondulants ou vacillants, à part certains jours où aucun poisson ne mange quoi que ce soit, vous êtes certain d’avoir quelques touches.

Avec le chevesne, il n’en est pas de même. Son attitude vis-à-vis des leurres de spinning est extrêmement capricieuse. Dans certaines eaux où il est extrêmement abondant, vous pourrez lancer pendant une journée des appâts tout à fait appropriés sans provoquer la moindre touche. Puis un autre jour vous en accrocherez un tous les quarts d’heure, ou même plus souvent.

Je n’ai pas encore réussi à fixer une règle à ce sujet. Tout au plus me semble-t-il que la réussite est meilleure en eau basse et claire, lorsque les chevesnes rôdent dans les parties profondes de la rivière.

Il est à remarquer aussi que les chevesnes de certains cours d’eau semblent beaucoup plus carnassiers que ceux de certains autres. Autant que j’aie pu m’en rendre compte après une expérience bien longue, hélas ! ce sont les rivières presque dépourvues de végétation qui développent la férocité du chevesne. J’ai un ami qui prétend que c’est parce que, dans ces eaux, le chevesne vit en contact avec la truite et que les exemples des nombreux assassinats commis par cette dernière l’incitent à l’imiter.

Je n’en crois absolument rien, et n’en veux pour exemple que les « garbots » de la Loire (c’est le nom qu’on donne au chevesne, le long de ce beau fleuve blond) qui sont très féroces quand ça les prend, et qui n’ont jamais vu une truite.

À mon avis, l’explication est plus simple : dans les rivières herbeuses, les chevesnes sont gavés de matières organiques, de larves, etc. Ils n’ont pas besoin de se fatiguer à courir après le menu fretin. Dans les eaux à gravier, la faim les rend carnassiers.

Je viens de citer l’un des noms du chevesne ; c’est peut-être le poisson qui en change le plus avec les régions. À Paris, on l’appelle par corruption « juène », et ça se prononce en traînant, comme s’il y avait trois ê. Puis juerne ; ailleurs « meunier », parce qu’il fréquente les chutes des moulins ; dans l’Est, « blanc », « vilain », « bouxet » (à Nancy). À Lyon, « chavasson » ; ailleurs, « chaboisseau ». Dans le Midi, « cabot » J’en oublie certainement plusieurs.

En réalité, le chevesne est un omnivore absolu. Je ne crois pas qu’il existe au monde un appât quelconque avec lequel on ne puisse le prendre à l’occasion. Il joue dans l’eau le même rôle de nettoyeur et d’assimilateur universel que le porc, domestique ou sauvage, à la surface de la terre. C’est le « boueux » de la rivière. Il est parfaitement capable d’absorber et de mâcher un poisson assez gros. Car si, à première vue, sa bouche est aussi édentée que celle d’un bébé nouveau-né, il a au fond de la gorge une solide mâchoire garnie de dents pointues qui rappellent les crocs d’un jeune chien. Lorsqu’on pêche au vif, avec un goujon par exemple, et que, croyant avoir affaire à un brochet, on attend longuement pour ferrer, on voit souvent remonter le flotteur et, si on examine le vif, on le trouve mort et broyé. Non pas poignardé par des dents aiguës comme lorsqu’il s’agit d’une victime rejetée par le brochet, mais mâché, écrabouillé, aplati, écorché. C’est le travail du terrible râtelier du chevesne. Il aurait fallu ferrer plus tôt !

Ce sont ces goûts carnassiers occasionnels du chevesne que nous tenterons d’exploiter contre lui. Car il n’est pas question de lui faire prendre nos cuillers pour des insectes, malgré ce qu’en ont écrit des confrères à l’imagination brillante. Vous aurez beau peindre vos palettes en rouge et y dessiner les quatre ou sept points de nos coccinelles, il est matériellement impossible que le chevesne s’y trompe : d’abord parce que, si petite qu’elle soit, votre cuiller est bien encore dix fois plus volumineuse qu’une « bête à bon Dieu », et puis, parce que, quand une cuiller tourne, les points qu’on y a tracés sont absolument invisibles et ne servent qu’à contribuer à un mélange optique de couleurs. La décoration picturale soignée d’un engin est destinée à capturer, non le poisson dans la rivière, mais le pêcheur dans la boutique du marchand. Et c’est très bien.

A. ANDRIEUX.

Le Chasseur Français N°601 Septembre 1941 Page 404