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Quinze jours en chalutier

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Le Pingouin est mis en travers de sa marche normale. Le « chien » est largué pour dégager les funes, le treuil à vapeur commence à tourner, au milieu du bruit saccadé de ses pistons au va-et-vient court et vif. Les câbles d’acier s’enroulent, tels d’interminables serpents. En vingt minutes, les « panneaux », bardés de fer, surgissent de l’eau et sont immédiatement crochetés. Encore cent mètres de filin d’acier, et ce sont les extrémités du filet qui apparaissent.

Les treuils sont arrêtés, et bientôt les boules de verres, maintenant le bord supérieur du chalut à la surface, dessinent l’immense arc de cercle, déterminé par l’entrée du filet.

Une quinzaine de mètres en arrière, un bouillonnement fait frémir l’eau, puis le « cul » du filet, tout argenté de poissons, émerge d’un seul coup.

Les treuils sont de nouveau mis en marche, on hale le chalut à bord, une élingue (cordage) est passée sous la poche chargée de poissons qui d’un coup est hissée au-dessus du « parc ». Un matelot défait un nœud, et d’un seul coup un ruissellement merveilleux d’écailles grises, vertes, argentées, dorées : la pêche. Le parc est plein, le coup est bon, des merlus énormes, des dorades, des hirondelles argentées, des touilles, des maraches (lottes) aux énormes gueules béantes, des congres au glissement serpentin.

Le chalut n’ayant pas d’avaries est aussitôt remis à l’eau, les funes glissent, la drague recommence pendant que tout l’équipage a sorti les paniers. Les poissons y sont alors classés par catégories d’espèces et de grosseurs. Les uns sont vidés, les autres conservés intacts ; mais tous sont soigneusement lavés et ensuite descendus dans la cale, où chaque couche de poissons est séparée par de la glace pilée.

Pendant tout ce travail, les heures ont passé rapidement, et c’est de nouveau la ronde des treuils qui reprend, l’enroulement des funes interminables. Les panneaux apparaissent, et aussi le filet ... mais la courbe harmonieuse dessinée par les flotteurs de verre est rompue. Les boules flottent au hasard, le filet est complètement déchiré. Sans doute avons-nous rencontré un rocher, une épave, la mer gardera son secret. Le chalut, ou plutôt ce qui en reste, est amené à bord, et immédiatement le filet bâbord est mis à l’eau.

À peine la drague est-elle reprise, que tout l’équipage armé d’aiguilles, de cordes, de câbles, s’emploie à réparer l’immense accroc.

Les coups de chalut se succèdent, heureux, malheureux, avec ou sans avaries, toujours les mêmes et toujours différents, avec des surprises, telles que de trouver, dans le filet, un énorme squale, un « pellerin », qui, s’étant logé dans la poche, avait marqué, de ses dents en forme de scie, un nombre considérable de poissons.

Une autre « palanquée » nous révèle au milieu des merlus, merluchons, dorades, des rats de mer, aux dards aigus et aux dents de rongeurs. Puis ce sont des poissons de bois, qui vivent à l’entour des épaves et dont les yeux énormes paraissent, semble-t-il, posés sur la peau, des chats de mer à la peau tachetée aussi rugueuse que la toile émeri, des éponges tout encroûtées de calcaires.

Que dirais-je de cette soupe de poissons, si complète, si onctueuse, des rôtis de marache, des biftecks de touilles, ces langoustes si fermes, et aussi les brochettes d’aiguillettes que nous avions prises pendant une nuit phosphorescente ! Ces poissons venaient, attirés par la lumière du bord, frapper leur long nez pointu sur la coque noire, cependant que, tout autour de nous, la mer était toute brillante de flammèches d’un bleu argenté, qui s’allumaient sur chaque petite vague. L’hélice, tournant sa cadence régulière, laissait derrière nous un sillage transparent et nous donnait une luminosité irréelle d’un effet saisissant et inoubliable.

Une nuit, je suis réveillé en sursaut par le hurlement désespéré de notre sirène ; je me lève à la hâte. Nous sommes en pleine « purée de pois », la brume estompe tout ; de la passerelle l’avant du bateau est invisible. C’est l’isolement complet ; il semble que nous sommes à jamais perdus. À intervalles réguliers, la sirène lance son appel déchirant. Tout à coup, à quelques mètres, nous voyons ou plutôt nous devinons la masse sombre d’un bateau, « en arrière toute ». Nous avons évité un abordage. Jusqu’à midi, nous naviguons ainsi à vitesse réduite, tout en traînant le chalut. Enfin le soleil perce le brouillard : c’est la fin d’un cauchemar.

Et quelle joie, mêlée de fierté aussi, quand nous saluons de trois coups de sifflet un paquebot français, qui nous croise à quelques encablures. Une escadrille de sous-marins fait route dans la même direction que nous et nous dépasse en laissant derrière elle une longue traînée d’écume. Puis ce sont de lourds cargos, les chalutiers, des yachts qui peuplent l’immensité de cette mer.

Des jours, des nuits, ont passé, constamment coupés de coups de chaluts. Nous sommes sur la route du retour. Bientôt la terre va être en vue. L’avant du Pingouin est élevé sur l’eau. Il ne nous reste plus que quelques tonnes de charbon.

Seul l’arrière, où sont logées chaudières et machines, est enfoncé dans l’eau. Elles ont fait complètement leur devoir ; elles ont « tenu » constamment pendant ces quinze jours de mer. Les bielles dessinent dans l’étroit espace où elles se meuvent des éclairs réguliers. La chaudière, toute saupoudrée de charbon, est éclairée par les trois gueules rouges qui ont dévoré les 140 tonnes de charbon de la cale.

Voici la bouée noire de Rochebonne, de triste réputation. Nous la laissons à tribord. Dans quelques heures, nous serons au port, où notre arrivée est attendue. L’équipe de « déglaçage », qui va sortir le poisson des cales, est déjà prête.

L’île de Ré, Chassiron, la Rochelle, les quais ... mon beau voyage est terminé.

P.-L. B.

(1) Voir numéro de juin 1940.

Le Chasseur Français N°601 Septembre 1941 Page 405