Parmi mes souvenirs de vingt ans hors d’Europe, sous toutes
les latitudes, j’évoque par la pensée les radieuses journées passées en mer,
alors que l’alizé faisait crier la mâture et courber la coque sur les flots
bleus. Vision romantique qui devient de plus en plus rare ... le temps de
la marine à voiles, souvenir de tant d’élégance et de gloire, n’est plus.
Quelles belles traversées, entre gens de mer cent mille fois
plus marins que ceux des vapeurs, le navire tanguant et roulant sur l’océan aux
larges houles paresseuses, tandis qu’un albatros plane autour des mâts, ses
ailes immenses déployées. La vie à bord, toujours semblable à elle-même, me
donnait beaucoup de loisirs pour causer avec les hommes de l’équipage, ils me
racontaient toutes les légendes vraies ou fausses nées de leurs souvenirs ou de
leur imagination. Dans tous les pays, le folklore marin est d’une grande
richesse en contes étranges sur les requins, ravageurs de la mer animés d’une
force et d’une sauvagerie infinies.
Un requin ! Un requin ! Qui ne se sent ému à bord
d’un voilier où d’un boutre non ponté, lorsqu’un requin est signalé le long du
bord ? Tout le monde se précipite pour voir le féroce seigneur des mers
dont la faim est inextinguible. À l’aide d’une aussière en guise de ligne et
d’un gros crochet de fer amorcé d’un énorme morceau de lard salé, l’équipage a
vite fait de capturer le monstre et de le hisser à bord. Hurlements de joie des
matelots, déchaînement de la cruauté humaine.
C’est à Zanzibar, l’escale attendue, rêvée ... que j’ai
rencontré mon premier requin. Je voguais dans une pirogue à balancier, quand le
matelot indigène poussa un cri en me montrant un point dans la mer. Je regardai
par-dessus bord : dans l’eau claire, à travers les sentiers mouvants de la
forêt des algues, rôdait un énorme requin, je me penchai vers lui, je le
regardai pendant, un moment, puis, avec un frisson de soulagement, je le vis
disparaître.
Dans toutes les mers, il y a des millions et des millions de
requins, nageant sans arrêt, le jour et la nuit, prædam quærens,
cherchant une proie. Grâce à leurs vastes nageoires et à leur force musculaire
considérable, ils peuvent se déplacer à la vitesse inouïe de 40 à 50 nœuds.
Après avoir traversé Madagascar de bout en bout, six ans
avant la conquête, j’ai vécu de longs mois sur la côte de Mozambique, avec mes
porteurs betsellos qui n’avaient jamais vu la mer. J’aimais à converser sur le
rivage avec les pêcheurs sakalaves dont la bravoure est sans bornes ; j’admirais
la virilité de leurs traits et la superbe de leur prestance. Quand je me
baignais, ils étaient toujours à mes côtés ; ils avaient soin de m’entourer
pour me protéger contre le féroce squale dont la face hideuse est constamment à
l’affût. Ah ! les braves gens ! je plains les sires qui ne savent pas
les comprendre ni s’en faire aimer.
Ils m’ont appris que le requin est surtout attiré pat les
objets blancs : tout ce qui est noir le laisse indifférent ; qu’il
suffisait de faire beaucoup de bruit pour tenir le monstre à distance, à moins
qu’il n’ait senti l’appât du sang ; que le caïman et le requin étaient des
ennemis mortels quand ils se rencontraient à l’embouchure du fleuve. J’ai pu
recueillir une collection de légendes très intéressantes sur la plus terrible
créature de la mer.
Quatre années d’enchantement dans les délices d’Alexandrie,
cette Capoue égyptienne, le plus grand port de mer du monde romain.
Avec mon ami le peintre Charles Weisser, dont Le
Tisserand venait d’avoir un grand succès au Salon, on partait dans un grand
canot à voile et à moteur, pour aller tendre des palangres dans les parages
très poissonneux de la baie d’Aboukir.
Si le requin n’était pas passé, la pêche couvrait largement
tous les frais.
Cette mer est infestée de requins ; les maudits squales
avaient l’audace de venir nous dérober le poisson le long même de l’embarcation.
Cartouches de dynamite, balles explosibles ne produisaient aucun effet ;
le requin tué coulait immédiatement, ses congénères le dévoraient, puis ils
revenaient aussitôt.
Vraies créatures amphibies, notre joie était de nager. Un
matin Charles Weisser était en avant de moi en pleine mer, quand je vis au loin
l’aileron triangulaire et acéré d’un énorme requin. Eh bien ! le nageur le
plus courageux sent la sueur froide de la peur devant l’apparition sinistre du
requin, symbole de tout ce qu’il y a de plus terrible et de plus monstrueux.
Je pouvais, sans coup férir, échapper au danger ; mais,
pour mon camarade, c’était la mort sans phrase ; je me hâtai de rejoindre
mon ami. Je lui dis de battre l’eau vigoureusement ; très bons nageurs,
nous nous trouvions dans notre élément. Nous fîmes force de bras en poussant de
grands cris ; la crainte redoublait nos forces, le requin restait en
arrière, tandis que nous parvenions à gagner la rive. Hors d’haleine, aveuglés
autant par le danger que par la fatigue, nous crachions l’eau à pleine bouche,
soufflant comme des phoques. La méthode sakalave pour effrayer le squale nous
sauva la vie.
On ne devrait jamais se baigner dans les eaux où l’on sait
qu’il existe des requins. Les exemples ne manquent pas de baigneurs emportés
par le squale, même tout près de la côte. Un requin de la taille d’un homme
peut aisément entraîner sous l’eau le meilleur nageur. Sur certaines plages
très fréquentées, on élève des tours où des veilleurs surveillent constamment
la mer ; dans d’autres, on tend des filets en acier pour protéger les
baigneurs.
J’ai complété mes connaissances pratiques sur les requins à
Aden, l’endroit le plus chaud du globe ; les pêcheurs Dankalis et Somalis
se livraient à des danses bruyantes et échevelées pour célébrer leur victoire
sur leur plus grand ennemi marin. Au Guatemala, j’ai passé six ans de ma vie
dans ce beau pays ; toutes les espèces de requins pullulaient sur les
côtes de l’Atlantique et du Pacifique. Aux Iles Canaries, pays des légendes,
terres fleuries de souvenirs et de contes, que de fables, que d’histoires
merveilleuses sur les requins côtiers qui croisent insolemment cet archipel.
Dans la riante Andalousie, à Almeria, ville de marins hardis, le marché est
très animé, il y a des poissons partout, des thons, de grands espadons,
beaucoup de petits squales.
Parmi les légendes spéciales aux requins, une des plus
répandues est de croire que le roi de la mer dépend du poisson pilote qui le
guide. En réalité, le pilote accompagne souvent le requin, mais il ne lui est
d’aucune utilité. Il en est de même du rémora, parasite qui ne rend aucun
service au requin qui le transporte à de grandes distances. La tête de ce
poisson est munie d’un disque adhésif qui lui permet de s’accrocher avec une
force incroyable. Dans l’océan Indien, les pêcheurs attachent le rémora à une
ligne et lui permettent de nager. Dès que le captif rencontre une tortue caret,
ou un gros poisson, il s’y fixe avec sa puissante ventouse et l’indigène n’a
plus qu’à ramener les deux. Contrairement à la légende invétérée, le requin
n’est pas obligé de se tourner sur le dos pour saisir sa proie et la manger.
Tout est bon dans le requin ; si ce n’était son
terrible coup de gueule, il mériterait le nom de « Poisson de la
Providence ». Les ressources qu’il offre et les utilisations auxquelles il
se prête sont innombrables. Les ailerons se vendent très cher aux Chinois, ils
en font un potage délicieux. L’huile contient des vertus thérapeutiques très
appréciables. La chair, fraîche ou salée, se vend par tonnes dans le monde
entier. La farine est un excellent aliment pour les animaux, et un engrais à
haute teneur ammoniacale. La peau, dont le cuir est très beau et d’une
résistance incomparable, n’est utilisée que depuis quelques années seulement.
Un nouveau champ de pêcheries est ouvert.
Notre industrie de la grande pêche devrait installer des
pêcheries de requins dans nos colonies, afin que la Métropole ne soit pas
tributaire de l’étranger. Les indigènes, pêcheurs enragés, excellents
plongeurs, sont indiqués pour composer les équipages de pêche. Quant au
rendement, il est d’ores et déjà assuré : le cuir de requin faisant prime,
sur le marché ; il y a d’innombrables millions de squales dans les mers.
Paul CAZARD.
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