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Un peu d’humour

Boby.

Étendu sur un rocking-chair placé an plein milieu de la pelouse de son jardin, en complet de flanelle grise, les pieds nus dans des sandales de paille, M. Poche fumait béatement sa pipe.

Il suivait d’un regard atone les volutes bleues de la fumée et semblait ne penser à rien. De temps en temps il fredonnait un air de chasse ou une valse lente de l’époque 1900. Auprès de lui, assise sur un pliant, abritée du soleil par un parasol bariolé à franges rouges. Mme Poche brodait.

La chaleur était accablante. Les deux époux ne parlaient pas. Autour d’eux, c’était le silence estival de la calme banlieue. Parfois, le ronflement assourdi d’une auto filait entre les arbres feuillus de l’allée.

Tout à coup, au loin, un chien aboya.

M. Poche poussa un soupir, se pencha à droite et tapa le culot de sa pipe contre le pied de son siège, aveignit sa blague à tabac placée sur une table de zinc et resoupira.

— ... Hé ! oui ! ...

Ces deux mots, prononcés avec un effort douloureux, répondaient certainement à une pensée intérieure et contenue.

— Qu’as-tu, Ernest ? Ça ne va pas ? s’inquiéta Mme Poche, en jetant par-dessus ses lunettes à bout de nez un regard pointu vers son mari.

— Cela va ... très bien, répondit évasivement Poche en bourrant lentement sa pipe. Mais ...

— Mais ... quoi ? insista Mme Poche en reprenant son travail de broderie.

— Il me manque quelque chose ... ou quelqu’un ... Enfin ... il me manque ...

— Il te manque quoi ? ou qui ? Je serais curieuse de le savoir. Tu es comblé ; tu as tout ce que tu désirais.

— Non, déclara Poche. Il me manque un chien.

— Un chien ? Pourquoi faire ?

— Mais ... pour le caresser ; pour qu’il me regarde avec de bons yeux ; pour qu’il me suive en promenade ; pour que je puisse sentir son affection et la lui rendre ... Pour avoir de la tendresse ...

— Ah ! oui. Et tu trouves que ce n’est pas assez d’avoir ici deux chats, dix serins et un poisson rouge ?

— Mais ce n’est pas la même chose, Ernestine. Un chien, c’est quelquefois — c’est souvent — mieux qu’un ami ...

— Eh bien, tu l’auras, si tu veux, ton chien. Tu vas justement demain à Paris. Achète-t’en un. Ce n’est pas ça qui manque. Mais choisis-le bien, surtout. Décoratif.

— Oh ! tu sais ... en amitié, la beauté et l’élégance comptent pour si peu ... Comme en amour, du reste.

Agressive, Mme Poche demanda :

— C’est pour moi que tu dis ça ?

— Non, Ernestine. Pour le chien.

Le lendemain, à midi, M. Poche revint, accompagné d’un chien adorable.

C’était un petit fox blanc, âgé de quelques mois, avec des oreilles noires qu’il tendait presque horizontalement, lorsque, la tête penchée et le regard aigu, il était surpris par quelque spectacle nouveau ou tenté par une friandise.

Il plut à première vue à Mme Poche.

— Cette bête n’est pas mal, fit-elle en lorgnant le fox. Elle est nette et propre et fera très bien sur le vert de la pelouse. À propos, continua-t-elle, j’ai rencontré ce matin Mme du Chaslas et Mlle Peluche. Je leur ai fait part de ton désir d’avoir un chien. Elles te donnent mille fois raison. Mme du Chaslas en désirerait aussi un. Quant à Mlle Peluche, tu sais combien elle les adore ; elle recueille tous ceux qu’elle trouve. Elle en possède une quinzaine.

M. Poche, à genoux, riait comme un enfant, caressait son chien qui lui jetait de grands coups de langue au visage en faisant des pirouettes vertigineuses sur place.

— Tu leur as dit que j’étais allé en acheter un ?

— Ma foi, non. Et comment vas-tu l’appeler ?

— Il s’appelle Boby.

Il partit en courant, traînant Boby qui avait saisi dans ses crocs acérés le bas de son pantalon et essayait, en secouant furieusement la tête, de mettre l’étoffe en charpie.

Au bout de deux jours, Boby s’avéra totalement insupportable. Ce chien était une vraie calamité vivante.

Dès le premier soir de son installation à la villa, il avait saccagé toutes les fleurs du jardin, déchiré trois paires de rideaux, dépouillé deux portes de leurs bourrelets, renversé un encrier et coupé d’un coup de dents la queue à l’un des chats.

Le lendemain, il avait brisé une pile d’assiettes, traîné un gigot de la cuisine jusqu’à la place de la mairie sur huit cents mètres de route nationale, mis en lambeaux la fourrure d’une paisible promeneuse, apporté jusqu’à la villa un chapelet de saucisses dérobé à la devanture d’un charcutier, renversé la cage, décapité trois canaris et avalé cinq mètres de gaze à pansements après avoir tout démoli dans l’armoire de l’antichambre du premier étage.

Mme Poche était furieuse.

— Tu peux te vanter d’avoir fait une fameuse acquisition avec cet outil-là, hurla-t-elle à son époux. Je suis parvenue à l’enfermer dans une caisse que j’ai mise à la cave. Je ne veux plus le voir ici. Arrange-toi comme tu voudras ...

Poche était piteux à voir.

— Je me repens avec humilité de cet achat, répondit-il.

Je croyais avoir trouvé un ami et je vois que c’est un fléau. Il faut, sans aucun doute, s’en débarrasser au plus vite.

— Que comptes-tu en faire ? Le faire tuer ?

— Évidemment non. Ce n’est pas de sa faute. Il est jeune ... Nous-mêmes, quand nous étions jeunes ...

— Quand nous étions jeunes, Ernest, tout pétulants que nous ayons pu être, nous n’avons jamais coupé la queue d’un chat avec nos dents ni trimbalé chez nos parents des saucisses en vrac.

— Certes non. Mais que faire ?

Mme Poche, un peu calmée, réfléchit un instant.

— Écoute, Alfred, j’ai trouvé : Mme du Chaslas désire un chien. Elle s’appelle Félicité. C’est demain le 10 août, jour de sa fête. Nous allons lui faire cadeau de Bobby. Peut-être sera-t-il plus calme chez elle ? Tu l’énervais, je crois, en jouant avec lui. Elle en fera ce qu’elle voudra ... Nous ne lui donnerons aucun détail, naturellement.

— Ce sera la prudence même. Donc demain nous lui porterons le chien en cadeau de fête ... Quel splendide don ! ... Toi, tu lui offriras un pot de bégonias. Elle sera folle de joie.

Mme du Chasias reçut effectivement le chien avec une joie délirante, mais vingt-quatre heures après elle déchantait amèrement.

Pendant ce laps de temps, Boby avait effiloché une paire de mitaines, déplumé complètement un chapeau, arraché et coupé en tronçons le tuyau de caoutchouc du fourneau à gaz, rongé une éponge énorme et étranglé sept poules.

Quand elle réalisa le désastre, elle resta prostrée, anéantie.

Malgré qu’elle fût très bonne. Mme du Chaslas regarda le cadeau des Poche d’un œil peu amène.

— Miséricorde ! gémit-elle en joignant les mains dans un geste de désespoir, que vais-je pouvoir faire d’un tel quadrupède ! Les Poche sont des gens charmants. Ils ont agi certainement avec cordialité, en me faisant ce don. Que diraient-ils s’ils connaissaient les désastres causés par ce chien ! ...

Elle résolut incontinent de se débarrasser de la gênante bête. Elle appela Victor, le commis-livreur du bazar voisin.

— Écoutez, Victor. Vous allez prendre ce chien sous le bras. Empêchez-le de se tortiller. Tenez-le solidement. Vous allez le porter chez Mlle Peluche, la vieille demoiselle qui recueille tous les chiens perdus. Vous direz que vous avez trouvé cette malheureuse bête errante et que vous venez la confier à son bon cœur. Elle l’adoptera sur-le-champ. Surtout ne dites pas que vous venez de ma part ! Voilà dix francs pour vous.

— Merci bien, madame, répondit sans plus l’honnête garçon, qui se dirigea aussitôt, lesté de Boby ondoyant, vers le refuge de Mlle Peluche.

Aussitôt pensionné chez Mlle Peluche, Boby se rua sur le bureau et déchira toutes les lettres et les papiers qui s’y trouvaient, arracha tous les poils d’une magnifique peau d’ours servant de descente de lit, brisa douze bouteilles de vin fortifiant, renversa un baquet d’eau dans la buanderie et dévora le contenu d’une boîte de biscuits à la cuillère.

Mlle Peluche enfouit la bête dans un panier qu’elle ficela et dit ces simples mots :

— Je ne veux pas de ça chez moi. Je sais bien où je vais aller le porter ...

Elle le porta chez les Poche.

— Cher ami, dit-elle à M. Poche en accompagnant ces mots d’un exquis sourire moustachu, votre charmante épouse m’a dit ces jours derniers que vous désiriez posséder un petit chien bien mignon. Je me fais un plaisir de vous apporter mon dernier pensionnaire. Il est joli tout plein, et doux, et sage, et tranquille ... Un vrai petit ange. Voulez-vous l’accepter ? C’est de bon cœur.

Poche était radieux.

— Avec grand plaisir, chère bonne amie, répondit-il. Faites-moi vite voir ce charmant chien, cet ange ...

Mlle Peluche ouvrit le panier et Boby, jaillissant du récipient comme un diable de sa boîte, se jeta plein de joie sur Poche reconnu, auquel il arracha d’un coup de ses crocs d’acier la cravate, le faux-col, le gilet et une bonne partie du menton.

Charles BLEUNARD.

Le Chasseur Français N°601 Septembre 1941 Page 447