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Chasses sédentaires

La « croule »

Parmi les chasses d’affût, la « croule » occupe certainement le premier rang, au point de vue hiérarchique ! C’est qu’il s’agit d’une chasse à la bécasse, et la bécasse, parmi les innombrables oiseaux recherchés par les chasseurs, est certainement le plus prisé, le « numéro 1 ».

Je ne parle pas seulement des spécialistes, des « bécassiers » invétérés, pour lesquels la Dame au long bec est une petite Reine, mais de tous les chasseurs en général ! Pour eux, une bécasse dans le carnier, au retour de la chasse, est le plus grand plaisir, et même le plus grand orgueil ! Je ne chercherai pas les raisons de ce culte : de nombreux livres ont été écrits sur la Dame au manteau mordoré, et je ne veux m’occuper ici que de sa passée du soir, de la « croule ».

Cette passée n’est pas sans avoir une forte ressemblance avec la passée aux canards : même heure, même cadre, même impatience ... Deux différences importantes les séparent : d’abord, les canards changent souvent d’itinéraire, suivent le temps, le vent ... ou leur caprice ! La bécasse, elle, ne varie pas plus sa route que ses relais : c’est un oiseau à habitudes fixes et qui se transmet, de génération en génération, les endroits où on se repose, comme ceux où l’on mange : le chasseur n’a donc pas à se préoccuper, comme dans la chasse aux canards, des variations barométriques, qui peuvent l’inciter à modifier le lieu de l’affût : il sait que, s’il y a une bécasse dans le pays, elle passera sûrement, au crépuscule, là-même où ses ascendants ont passé ... et ont été tirés !

La seconde différence, c’est que le chasseur, qui fait la passée aux canards, peut espérer en tuer, ou tout au moins en tirer plusieurs ! Cette répétition n’a pas lieu à la « croule ». Il est fort rare, une bécasse une fois tirée, qu’il en passe une autre !

Mais tous les chasseurs qui s’adonnent à cette chasse « sédentaire » qui termine admirablement une journée de chasse « active » connaissent, de père en fils, les habitudes — j’allais écrire les manies — de la gent bécassière. Ils savent exactement où se poster pour la « croule ».

Au soleil couché, les bécasses, quittant les bois ou abris où elles ont passé la journée, se rendent, par la voie des airs, vers les grasses bordures de prairies ou de marais, où elles savent trouver en abondance les vers dont elles raffolent, et qu’elles sont si bien armées pour extraire du terreau spongieux ou de la vase molle. Pour atteindre ces lieux de ravitaillement, elles empruntent toujours la même route : les chasseurs, postés sur ce trajet, les attendent le cœur battant !

Le moment propice est fort court, quelques minutes à peine, entre la disparition du soleil et les premières approches de la nuit. Mais quels instants merveilleux, dans le cadre mélancolique de la nature automnale !

Le chasseur, à peine masqué par une broussaille, tous ses nerfs tendus, tâche d’entendre le léger frisselis qui décèle l’arrivée de l’oiseau, qui vole « à ailes de velours ». Un oiselet attardé qui passe, une chauve-souris qui volette au-dessus du sentier le font sursauter. Le jour baisse, tous les bruits se sont tus ... Il serre nerveusement son fusil, car il sait combien est rapide le passage de celle qu’il attend.

La voilà ! Une forme noire surgit, à quelques mètres à peine au-dessus du sol ... un bruit accompagne son vol ... « Crrou ! ... Crrou » ... qui a sans doute donné naissance à la qualification de cette chasse, passionnante entre toutes, la « croule ».

Le fusil est instantanément à l’épaule, le coup part au moment où l’oiseau va disparaître dans l’obscurité naissante ... Un choc très léger parmi les feuilles mortes ... Ça y est ! Elle est tombée ! ... Ou, au contraire, le silence complet ... la bécasse est manquée ! ... Et le chasseur, dévorant son dépit, attend, sans grand espoir, le passage d’un nouvel oiseau fantôme ... La « croule » est terminée ! Quelle belle fin de journée ! ...

Et maintenant, comme la croule, en dehors des sensations puissantes qu’elle procure, est surtout une chasse de tir, il importe de prévoir par avance tous les détails du passage de l’oiseau, qui dure à peine quelques secondes ... Le chasseur doit se tenir constamment aux aguets, les yeux fixés vers la direction dans laquelle la bécasse surgira inopinément, tendre l’oreille, avoir l’arme prête, le doigt sur la gâchette comme au tir aux pigeons : des cartouches de petit plomb sont préférables : une grande vivacité de mouvements est nécessaire.

Comme on a tout juste le temps d’entrevoir la pièce, on doit jeter son coup de fusil avant qu’elle ne disparaisse : se garder de tirer trop loin, mais aussi de tirer trop près, car souvent l’oiseau vous frôle presque, et vous risquez, si vous l’atteignez, de le mettre en miettes !

Un de mes vieux amis connut un soir, il y a longtemps, pareille mésaventure ! Il put seulement ramasser les deux ailes de la bécasse tirée, le reste avait été enlevé par le coup de fusil. Depuis cette époque, déjà lointaine, chaque fois qu’il me rencontre, il évoque cet incident mémorable, et ne manque pas de m’interpeller ...

« Te rappelles-tu cette bécasse que je coupai en deux ? »

Et sa réflexion mélancolique nous ramène, loin en arrière, à ce crépuscule de Sologne, où nous guettions tous deux, en bordure d’un boqueteau, la passée fulgurante de la petite Reine !

Tant il est vrai que, de tous les souvenirs, ce sont les souvenirs de chasse les plus agréables et les plus vivaces ! Leur ensemble forme comme un livret de chevet dont il est si intéressant, plus tard, de feuilleter les pages.

Jean RIOUX.

Le Chasseur Français N°602 Octobre 1941 Page 454