Accueil  > Années 1940 et 1941  > N°602 Octobre 1941  > Page 458 Tous droits réservés

Veillées de chasseurs

Une invitation à chasser

Nous étions invités à chasser en Bresse, dans une chasse gardée ; autant dire, dans ce pays, qu’on est prié chez la duchesse d’Uzès, tant les chasses gardées sont rares. C’est Claudius Foillard, marchand de vins à Rocmanèche, et charmant homme, qui nous valait cette aubaine, Claudius comptait quarante ans et avait pris son premier port d’armes l’année précédente.

Il me donna dans le train, sur l’éden où nous nous rendions, quelques détails qui me défrisèrent. Il s’agissait, en effet, d’une « société » constituée de dix-huit sociétaires à 150 francs par an. Tous les sociétaires n’étaient pas là heureusement. Ce que je vis le lendemain suffit à me donner une idée précise du cheptel pharmaceutique, épicier et garagiste de Lyon et de Bourg.

Le garde nous attendait à la gare. Je devinai immédiatement l’ennemi dans cet être obséquieux et dépenaillé, qui s’emparait de nos valises et répondait évasivement à nos interrogations relatives au gibier, aux limites, etc. Ce mercenaire ne visait évidemment que la pièce de cent sous. Je lui promis mentalement, en ce qui me concernait, une glorieuse bredouille. J’appris d’ailleurs par la suite que, de connivence avec le président de la société, le garde devait tâcher de faire voir du poil et de la plume aux sociétaires et aux invités, mais de manière que ce poil et cette plume partissent à plus de deux portées de fusil.

Mais le garde me prenait pour un autre ; je chapitrai Claudius et l’aube du lendemain nous vit disparaître, silencieux et solitaires dans un brouillard bressan propre à déjouer toutes les tentatives du garde pour nous rejoindre.

Top chassait remarquablement. À huit heures, Claudius et moi avions chacun deux perdreaux. J’essayais de me maintenir hors de portée de mon compagnon, en raison des craintes légitimes que m’inspiraient sa juvénile ardeur, son inexpérience et aussi parce que, quand on tire à deux sur la même pièce et qu’elle tombe, de violents débats intérieurs, toujours pénibles, se livrent quant au légitime possesseur de la victime. On doute, par principe, de l’habileté de son voisin (j’avais d’ailleurs, pour cela, les raisons les meilleures) et néanmoins on est forcé d’amener sur ses lèvres une trace de sourire quand ledit voisin revendique des droits fallacieux sur la bête abattue. Claudius se montrait, à cet égard, d’une assurance et d’une confiance qui, après m’avoir abasourdi, m’émerveillèrent.

Mes tentatives pour m’éloigner du rayon meurtrier émanant de Claudius n’eurent aucun effet, car il tirait à toute distance. Je cherchais à tourner la difficulté en tirant très vite, mais le remède s’avéra pire que le mal. Je manquais et Claudius m’imitait cinq secondes après moi.

Je me rappelai, éperdument, les solitudes accueillantes de mon Condroz à travers quoi l’on s’en va sans impedimentum, au seul gré de sa fantaisie.

À l’entrée d’un champ de blé noir, nous levons un coq faisan. Avec la rapidité de l’éclair, je vise et je tire alors que le noble oiseau n’était pas à plus de trois mètres cinquante de mon fusil. Je vois, un trou béant s’ouvrir dans le flanc du coq, et ce trou se transformer aussitôt en caverne à la décharge que Claudius, bouleversé, lançait presque en même temps que moi, pour ensuite pousser une clameur sauvage, bondir dans les airs et retomber sur le pâté de faisan. Jugeant cette contestation inutile, même dangereuse, je rechargeai mon fusil en silence, non sans supplier saint Hubert d’envoyer sans retard une entorse, ou un bon épanchement de synovie au bouillant néophyte.

Nous étions à ce moment complètement égarés et accueillîmes avec allégresse un rustaud, qui venait à nous, nu-pied dans ses sabots, armé d’un fusil, en écrasant chaque touffe d’herbes pour être sûr de ne pas laisser derrière lui « une » lièvre hypothétique. Il accepta de nous conduire vers le casse-croûte, à condition de pouvoir chasser avec nous sur les terrains réservés qui depuis longtemps le fascinaient. Ce fut accordé. L’homme tenait son fusil — un fusil dans lequel je n’aurais même pas consenti à brûler de la poudre de riz, tant il offrait un aspect délabré, comme il aurait fait d’une ombrelle, s’il avait connu l’usage de l’ombrelle. La prudence est la première qualité du chasseur, vis-à-vis de soi-même d’abord, des autres, ensuite. En conséquence, je me maintins, renonçant momentanément à toute chasse, à cent mètres derrière les deux compères qui fonçaient droit devant eux comme des sangliers dans un champ de pommes de terre.

Par malheur, une compagnie de perdreaux se leva, juste entre eux et moi. Je me collai à plat ventre dans le blé noir. Et je fis bien, un ouragan de plombs, qui me parurent être des ballettes, fauchait la haie derrière moi. Ayant repris une position verticale, je demandai à notre guide la dimension des projectiles qu’il introduisait dans son arme vénérable.

Le drôle tirait les perdreaux, avec du 3 ! Je le priai incontinent de remettre son tromblon sur l’épaule tant que je serais en vue, et je gagnai tout seul le lieu du déjeuner.

J’y arrivai avec quatre perdreaux. Le garde, le président et la tourbe des sociétaires, qui en avaient tous ensemble trois, plus une moitié de râle de genêt, me regardèrent avec des yeux injectés de sang.

Je sentis nettement à cette minute que j’avais chassé une fois à Buellas, mais qu’il était inutile de compter sur une deuxième. Je me promis bien de jouir de mon reste, l’après-midi, mais Claudius était blessé à la cheville par ses bottes. De plus, s’il était médiocre chasseur, il se montra fourchette redoutable et prolongea jusqu’à la naissance du crépuscule un de ces déjeuners de Bresse dont on se rappelle nettement le commencement, mais dont la fin ne laisse que des souvenirs imprécis.

Je suis resté longtemps à Mâcon et j’ai revu Claudius à différentes reprises, jamais plus cependant il n’a été question de m’inviter encore.

J’ai perdu l’occasion de revoir un peu de gibier ; j’y ai gagné un tout petit peu d’orgueil. Il n’y avait pas de quoi vraiment. Mais au royaume des aveugles les borgnes ne règnent-ils point ?

Jean LURKIN.

Le Chasseur Français N°602 Octobre 1941 Page 458