Nous étions invités à chasser en Bresse, dans une chasse
gardée ; autant dire, dans ce pays, qu’on est prié chez la duchesse
d’Uzès, tant les chasses gardées sont rares. C’est Claudius Foillard, marchand
de vins à Rocmanèche, et charmant homme, qui nous valait cette aubaine, Claudius
comptait quarante ans et avait pris son premier port d’armes l’année
précédente.
Il me donna dans le train, sur l’éden où nous nous rendions,
quelques détails qui me défrisèrent. Il s’agissait, en effet, d’une
« société » constituée de dix-huit sociétaires à 150 francs par
an. Tous les sociétaires n’étaient pas là heureusement. Ce que je vis le
lendemain suffit à me donner une idée précise du cheptel pharmaceutique,
épicier et garagiste de Lyon et de Bourg.
Le garde nous attendait à la gare. Je devinai immédiatement
l’ennemi dans cet être obséquieux et dépenaillé, qui s’emparait de nos valises
et répondait évasivement à nos interrogations relatives au gibier, aux limites,
etc. Ce mercenaire ne visait évidemment que la pièce de cent sous. Je lui
promis mentalement, en ce qui me concernait, une glorieuse bredouille. J’appris
d’ailleurs par la suite que, de connivence avec le président de la société, le
garde devait tâcher de faire voir du poil et de la plume aux sociétaires et aux
invités, mais de manière que ce poil et cette plume partissent à plus de deux
portées de fusil.
Mais le garde me prenait pour un autre ; je chapitrai
Claudius et l’aube du lendemain nous vit disparaître, silencieux et solitaires
dans un brouillard bressan propre à déjouer toutes les tentatives du garde pour
nous rejoindre.
Top chassait remarquablement. À huit heures, Claudius et moi
avions chacun deux perdreaux. J’essayais de me maintenir hors de portée de mon
compagnon, en raison des craintes légitimes que m’inspiraient sa juvénile
ardeur, son inexpérience et aussi parce que, quand on tire à deux sur la même
pièce et qu’elle tombe, de violents débats intérieurs, toujours pénibles, se
livrent quant au légitime possesseur de la victime. On doute, par principe, de
l’habileté de son voisin (j’avais d’ailleurs, pour cela, les raisons les
meilleures) et néanmoins on est forcé d’amener sur ses lèvres une trace de
sourire quand ledit voisin revendique des droits fallacieux sur la bête
abattue. Claudius se montrait, à cet égard, d’une assurance et d’une confiance
qui, après m’avoir abasourdi, m’émerveillèrent.
Mes tentatives pour m’éloigner du rayon meurtrier émanant de
Claudius n’eurent aucun effet, car il tirait à toute distance. Je cherchais à
tourner la difficulté en tirant très vite, mais le remède s’avéra pire que le
mal. Je manquais et Claudius m’imitait cinq secondes après moi.
Je me rappelai, éperdument, les solitudes accueillantes de
mon Condroz à travers quoi l’on s’en va sans impedimentum, au seul gré de sa fantaisie.
À l’entrée d’un champ de blé noir, nous levons un coq
faisan. Avec la rapidité de l’éclair, je vise et je tire alors que le noble
oiseau n’était pas à plus de trois mètres cinquante de mon fusil. Je vois, un
trou béant s’ouvrir dans le flanc du coq, et ce trou se transformer aussitôt en
caverne à la décharge que Claudius, bouleversé, lançait presque en même temps
que moi, pour ensuite pousser une clameur sauvage, bondir dans les airs et
retomber sur le pâté de faisan. Jugeant cette contestation inutile, même
dangereuse, je rechargeai mon fusil en silence, non sans supplier saint Hubert
d’envoyer sans retard une entorse, ou un bon épanchement de synovie au
bouillant néophyte.
Nous étions à ce moment complètement égarés et accueillîmes
avec allégresse un rustaud, qui venait à nous, nu-pied dans ses sabots, armé
d’un fusil, en écrasant chaque touffe d’herbes pour être sûr de ne pas laisser
derrière lui « une » lièvre hypothétique. Il accepta de nous conduire
vers le casse-croûte, à condition de pouvoir chasser avec nous sur les terrains
réservés qui depuis longtemps le fascinaient. Ce fut accordé. L’homme tenait
son fusil — un fusil dans lequel je n’aurais même pas consenti à brûler de
la poudre de riz, tant il offrait un aspect délabré, comme il aurait fait d’une
ombrelle, s’il avait connu l’usage de l’ombrelle. La prudence est la première
qualité du chasseur, vis-à-vis de soi-même d’abord, des autres, ensuite. En
conséquence, je me maintins, renonçant momentanément à toute chasse, à cent mètres
derrière les deux compères qui fonçaient droit devant eux comme des sangliers
dans un champ de pommes de terre.
Par malheur, une compagnie de perdreaux se leva, juste entre
eux et moi. Je me collai à plat ventre dans le blé noir. Et je fis bien, un
ouragan de plombs, qui me parurent être des ballettes, fauchait la haie
derrière moi. Ayant repris une position verticale, je demandai à notre guide la
dimension des projectiles qu’il introduisait dans son arme vénérable.
Le drôle tirait les perdreaux, avec du 3 ! Je le priai
incontinent de remettre son tromblon sur l’épaule tant que je serais en vue, et
je gagnai tout seul le lieu du déjeuner.
J’y arrivai avec quatre perdreaux. Le garde, le président et
la tourbe des sociétaires, qui en avaient tous ensemble trois, plus une moitié
de râle de genêt, me regardèrent avec des yeux injectés de sang.
Je sentis nettement à cette minute que j’avais chassé une
fois à Buellas, mais qu’il était inutile de compter sur une deuxième. Je me
promis bien de jouir de mon reste, l’après-midi, mais Claudius était blessé à
la cheville par ses bottes. De plus, s’il était médiocre chasseur, il se montra
fourchette redoutable et prolongea jusqu’à la naissance du crépuscule un de ces
déjeuners de Bresse dont on se rappelle nettement le commencement, mais dont la
fin ne laisse que des souvenirs imprécis.
Je suis resté longtemps à Mâcon et j’ai revu Claudius à
différentes reprises, jamais plus cependant il n’a été question de m’inviter
encore.
J’ai perdu l’occasion de revoir un peu de gibier ; j’y ai
gagné un tout petit peu d’orgueil. Il n’y avait pas de quoi vraiment. Mais au
royaume des aveugles les borgnes ne règnent-ils point ?
Jean LURKIN.
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