Accueil  > Années 1940 et 1941  > N°602 Octobre 1941  > Page 507 Tous droits réservés

La naissance de nos bains de mer

Pendant des siècles, beaucoup de Français — et en particulier les Parisiens — considérèrent avec une certaine crainte les flots de l’océan ; bien rares étaient ceux qui se risquaient à aller contempler, à la pointe du Raz ou au Havre de Grâce, la majesté de la mer ; cependant, ce sont ces intrépides amateurs de sensations nouvelles et de plaisirs sains qui, peu à peu, mirent à la mode nos stations balnéaires modernes, qui presque toutes eurent des débuts plus que modestes.

Au XVIIIe siècle, Marlin, un Bourguignon, découvre la rude beauté des côtes de la région de Quimper ; il préfère se promener à Audierne, ou sur les rochers de la côte, que d’aller au théâtre de la ville voisine. Un peu plus tard, une Anglaise écrit des vers sur le magnifique spectacle qu’elle a pu admirer dans ces régions sauvages. Au début du XIXe siècle, Michelet, l’historien romantique, faisait en une dizaine de jours, le tour de ce pays si riche cependant en souvenirs de toutes sortes ; Maurice de Guérin séjournait de temps en temps au Guildo. Les uns et les autres de ces voyageurs trop pressés voyaient mal et jugeaient trop rapidement le peu qu’ils avaient pu noter. Michelet n’écrivait-il pas froidement que la Bretagne manquait de fleuves et de ports ! ...Ce furent d’abord les Anglais qui adoptèrent, sous le règne du Roi-citoyen, Dinard vite devenu leur plage préférée ; puis les écrivains bretons, par leurs ouvrages, les artistes locaux, par leurs lithos, firent connaître au grand public le charme incomparable de ces baies et de ces îles. Dès 1857, il fallait publier un guide du baigneur aux bains de mer de la presqu’île guérandaise. Quelques années auparavant, le bon poète local Brizeux avait, dans la grave Revue des Deux Mondes, fait paraître un poème sur ces habitants des grandes villes qui, vêtus de voiles verts et feutres gris, venaient voir les flots que jusqu’ici ils n’avaient vus qu’en rêve.

La Normandie fut d’assez bonne heure, vu sa proximité de la capitale, fréquentée par les artistes, les littérateurs et les gens « chic ». Au XVIIIe siècle, Deauville n’était qu’un pauvre village de sept pêcheurs ; Cabourg ne possédait qu’un petit clocher, à l’ombre duquel quelques chaumières abritaient de pauvres gens, cependant ses lapins de garenne étaient très estimés ; à Villerville, la population — fort réduite — s’adonnait à la pêche aux moules.

Ce fut la duchesse de Berry qui lança Dieppe, vite à la mode. On y venait déjà au XVIIe et au XVIIIe siècle, mais c’était ... pour se guérir de la rage ! En 1826, un baigneur écrit que les hôtels, tant anglais que français, y sont fort élégants ; de nombreux voyageurs venus de France ou des côtes de Grande-Bretagne, y font des séjours assez longs lors de la grande saison. Les gens du bon ton ont coutume d’aller déguster les huîtres au parc établi près du port ; il y a déjà une sorte de syndicat d’initiatives, un bureau de renseignements qui donne toutes indications sur des chambres à louer, des lits, etc. Le petit établissement de santé, installé en 1778 et où l’on pouvait prendre, nous dit un prospectus du temps, des bains avec « le plus grand avantage », s’était transformé en une sorte de bâtiment assez bien construit, édifié sur les ordres du comte de Brancas. La duchesse aimait à caracoler le long de la plage ou à faire des excursions en mer à bord de son yacht blanc et or ; elle revêtait alors un bien singulier costume : des bottes, un haut-de-forme en cuir bouilli agrémenté d’une ancre et un sarrau de couleur sombre, qui lui accusait la taille. Le slip de nos compagnes est encore loin.

En 1825, le peintre Mozin, assez oublié aujourd’hui, vient planter son chevalet à Trouville, alors humble bourg de pêcheurs. L’auteur des Trois Mousquetaires l’y rejoint, il y écrit son Charles VII ; il prend ses repas chez la mère Oseraie où, pour la somme de cinquante sous par jour — heureux temps ! — il a une bonne chambre et à table des homards, des bécassines rôties, des truites, du bon cidre et un « calva » bien authentique !

Henri Heine découvrait la belle plage de Granville, en 1837 ; il y écrivit plusieurs de ses livres. Théophile Gautier, le bon Théo, mit à la mode Cabourg. Un critique d’art, tombé dans le profond oubli, Houssard, fait connaître Houlgate, qui devient vite une station très fréquentée ; un certain Marchal, de Lunéville, n’hésita point à publier, en l’an 1865, ses impressions de voyage à cette charmante plage.

Au XVIIIe siècle, Étretat était un simple port de pêche ; toutefois, un parc d’huîtres assez célèbre y était installé et, dans les roches, on dénichait les œufs de guillemots, que les pourvoyeurs de la « bouche du roi » achetaient pour la table du monarque. Alphonse Karr, « inventeur » aussi de Saint-Raphaël, en fit une plage recherchée par les artistes et les gens de lettres. Au Rendez-vous des Artistes, l’hôtel tenu par le père Blanquet, il est fort bien traité, en 1837, pour la somme modique de 3 fr. 50. Le peintre Isabey rejoint vite Karr ; le maréchal de Grouchy s’y fait construire une villa. Le prestigieux musicien Jacques Offenbach, le maître de l’opérette, aime à y venir se reposer de ses soucis ; en souvenir d’un de ses triomphes, il baptisa sa villa Orphée. C’est là que fut célébré le mariage de sa fille aînée, ce fut alors dans tout le pays une avalanche de gens célèbres. Ètretat, au grand déplaisir des artistes, était devenu « une succursale d’Asnières » ; les trains dits de plaisir — composés au début de wagons sans toit — déversaient chaque dimanche sur la plage un flot de Parisiens qui, pour la circonstance, se déguisaient en marins, juraient comme de vieux loups de mer, prenaient des airs de pirates et utilisaient tous les termes de marin qu’ils avaient surpris, la veille, dans un glossaire nautique.

On sait que ce fut le duc de Morny qui, en 1859, créa la station vite célèbre de Deauville. Son médecin lui avait prédit que ce port de pêche, situé dans un endroit marécageux et composé de pauvres chaumières, deviendrait vite, avec son nom prédestiné, une ville d’eau. Le prince voulait en faire un « Paris d’été ». Il faut convenir, que ce souhait se réalisa pleinement.

Ce fut Napoléon III et l’impératrice Eugénie qui firent adopter comme plage « chic » Biarritz ; plage jusqu’alors fréquentée par les bons bourgeois des villes voisines. La Côte d’Azur, déjà très à la mode au XVIIIe siècle et fort fréquentée par les Anglais, connut dans la première moitié du XIXe siècle une vogue intense.

À la mer, on s’affublait à cette époque de costumes étranges ; les maillots des femmes nous semblent bizarres, les messieurs en chapeaux hauts de forme qui figurent sur une vue de la plage de Dieppe en 1827 nous laissent quelque peu rêveurs. La moindre liberté dans le costume de bains faisait absolument scandale ; les jolies biches à la mer, dessinées par Morlon, devaient être considérées d’un très mauvais œil par les mères de famille ! Le célèbre économiste Frédéric Passy, dans une lettre inédite écrite en 1868, se plaint vivement de l’indécence (sic) des costumes des baigneurs, vêtus de simples caleçons ; « ce qui serait considéré comme un outrage à la pudeur dans la ruelle la plus déserte peut se pratiquer paisiblement sous les yeux de tous à cent pas du Casino ». Que dirait cet esprit austère s’il revenait de nos jours visiter une quelconque de nos plages ?

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°602 Octobre 1941 Page 507