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En forêt

Le grand-duc et le grand-corbeau.

C’est intentionnellement que j’associe dans la même chronique les plus puissants et aussi les moins répandus de nos rapaces nocturnes et de nos corvidés : grand-duc et grand-corbeau fréquentaient jadis nos vastes forêts de régions escarpées, comme nos falaises et les parois rocheuses de nos vallées sauvages. Méfiants, peu sociables, redoutant pardessus tout la présence continuelle de l’homme, ils ont disparu de la majeure partie de leur ancien habitat devant les progrès de la circulation, des exploitations, du tourisme.

Disparition encore incomplète et que regretteraient les naturalistes si elle s’accentuait, car il est pénible de voir rayer de la faune française une espèce, fût-elle plus nuisible qu’utile. Au surplus, l’équilibre dans la nature n’exige-t-il pas des sacrifices ? Et qui pourrait affirmer que tel ou tel animal ne compte à son actif que des méfaits ? Ce n’est certes pas le cas du grand-duc lorsqu’il pourchasse les rongeurs, ni du grand-corbeau, quand il dépèce les charognes ; et tous deux s’entendent à ces tâches.

Je n’en suis que plus à l’aise, après ce bref éloge, pour reconnaître que puissamment armés du bec et des serres, nos deux compères prélèvent un tribut exagéré sur le gibier et les volailles.

Au pied des falaises maritimes où souvent niche le grand-corbeau, ce sont surtout les débris de poissons, de marsouins échoués à la laisse du flot qui constituent le fond du régime du sombre et vigilant guetteur dont la vue perçante ne laisse échapper aucun relief, de même qu’en montagne il ne néglige jamais la proie qui s’offre à découvert ou qu’une blessure rend moins agile : lièvre, perdrix ou toute autre.

Quant au grand-duc, si nous ne pouvons aussi bien discerner ses victimes, puisqu’il opère à la nuit close ou tombante, nous savons, par l’examen de l’aire qu’il choisit dans un creux de roche pour abriter ses deux ou trois petits, que les menus offerts à sa progéniture sont composés de rats, de levrauts, d’oiseaux des bois et des champs, de hérissons, de lapins. Le grand-duc est bien un braconnier qui, d’ailleurs, se fait prendre aux pièges et qui paie souvent de sa vie ses maraudes.

Tous deux, malgré leur sauvagerie, leur méfiance extrême, s’apprivoisent pourvu qu’ils soient capturés jeunes. Le grand-duc, comme la plupart des hiboux et des chouettes, vit bien en captivité, sans jamais devenir familier ; il faut surtout prendre garde à ses coups de pattes armées de serres qui ne lâchent pas. Bien des chasseurs ont expérimenté le grand-duc artificiel pour le tir aux oiseaux de proie, des corbeaux et des pies à la hutte ; peu nombreux, je crois, sont ceux qui, pour ce sport utile et plein d’attraits, ont usé du grand-duc vivant : c’est cependant le moyen le plus sûr de faire venir à portée de la cabane les busards, faucons, corneilles et pies en grand nombre et avec acharnement ; puis l’observation du grand-duc qui va et vient, du perchoir à terre, au bout de sa chaîne, sa mimique expressive dès qu’au loin il aperçoit un adversaire ailé, son ébouriffement devant les passes agressives dont il est l’objet sont du plus vif intérêt pour le tireur.

Le grand-corbeau prend plus volontiers les habitudes d’une demeure. Certes, il faut le surveiller : il déroberait adroitement de bons morceaux destinés à ses maîtres. Mais lorsqu’on le cantonne dans une cour, après l’avoir entravé ou éjointé, il se fait à sa réclusion et s’accommode de la pitance qu’on lui sert. Mon regretté maître et ami, Fernand Pinel, dont les études cynégétiques étaient si prisées des lecteurs du Chasseur Français, m’a conté que, dans les falaises dieppoises, il avait pris au nid un jeune corbeau, devenu grand et parfaitement apprivoisé dans une maison voisine : l’oiseau, gros comme un coq, haut sur pattes et muni d’un bec très fort, tenait tête à six fox au moment du partage de la pâtée ; il ne laissait approcher les fox de l’écuelle qu’après avoir ingurgité les meilleures parts à sa convenance. Au naturel, le grand-corbeau ne craint pas de livrer bataille à des rapaces de large envergure : dans les ravins des Causses, où il s’en tient quelques couples, il s’attaque au circaète ; en Normandie, en Bretagne, aux goélands les plus hardis, car le grand-corbeau, nous l’avons vu, fréquente les bords de la mer. J’ai trouvé à la pointe méridionale de l’île d’Yeu, appelée Pointe des Corbeaux, de vieux marins m’affirmant que, très longtemps, un couple de grands-corbeaux nichait dans une crevasse de ce promontoire. Et jamais plus d’un couple ; de même dans les Causses, dans les Alpes, les Pyrénées sur tel ou tel escarpement, dans les Vosges, en tel vallon.

En forêt, le grand-corbeau devient de plus en plus rare : il nichait, au siècle dernier, dans les massifs de futaie du Perche normand ; il niche encore parfois dans les plus désertes des pineraies du Cantal, dans les sapinières de l’Est. Il niche de bonne heure, dès le début de mars, au sommet d’un arbre ou, de préférence, sur un ressaut rocheux, et il élève trois ou quatre petits dont l’exode sera imposé par les père et mère, jaloux de leur solitude.

Le grand-duc est moins exclusif : il existe des vallées à grands-ducs, par exemple en Côte-d’Or, dans les bois peu accessibles couvrant les versants rocheux du Val Suzon. Il en existe aussi dans les Pyrénées, en Languedoc, en Provence. On a tué des grands-ducs en Limousin et jadis en Touraine, en Poitou. J’ai admiré dans l’une des plus belles de nos collections ornithologiques un grand-duc tué en Vendée ... mais il s’agissait d’un oiseau de volière, ayant été pris au nid à Rocamadour et s’étant échappé, ce qui lui valut, avec l’honneur d’un coup de feu, la métamorphose en trophée.

Grand-duc et grand-corbeau, lorsque d’un vol soutenu ils franchissent l’espace loin des villes, lancent leur cri aux résonances profondes, hululement prolongé du grand-duc, rompant le silence du crépuscule et semant l’effroi parmi les oiseaux blottis ; sourd roulement de crécelle du grand-corbeau, sans la note aigre du croassement des corneilles. Le forestier, le chasseur, qui passent ou qui rentrent au logis, s’arrêtent d’instinct lorsque retentissent ces cris. Ce sont des appels qui impressionnent plus encore par leur rareté que par leurs farouches accents.

Pierre SALVAT.

Le Chasseur Français N°603 Novembre 1941 Page 516