Avec un peu de couleur et de l’eau, on ferait une jolie
aquarelle, en prenant l’allée de l’étang, droite, percée en plein bois, à
travers la masse des chênes et des pins, au sol élastique et doux, tapissé de
gazon fin, vraie piste d’entraînement.
On la peindrait au moment où le soleil, incliné, jette sa
lumière atténuée, enveloppante, provoquant ces ombres sveltes, fines,
allongées, si charmantes et donnant à tout comme un aspect intime de paix, de
repos, après l’intense vie du jour.
Tout est calme et recueillement.
Mais c’est le propre habituel de l’étang que de jeter dans
l’âme une pointe de mélancolie. On se rappelle les tas de légendes dont ses
sites furent animés, peut-être quelques drames aussi. On voit cette eau calme,
paisible, sommeillante, d’aspect inoffensif, et l’on se souvient d’enlisement,
on devine la vase perfide ; on admire les jeux de lumière, des bleus, des
irisements, et des tons tout à coup apparaissent louches comme de mystérieux
ferments ; on hume de douces senteurs de menthe, — senteurs de joncs,
— et l’on perçoit en même temps comme un frisson.
Bref, l’on admire en se méfiant cette posée de l’étang,
quand, débouchant d’un coin de bois, on voit la nappe unie tel un miroir,
couleur d’acier, métallique comme des coulées de mercure, où se mirent les
grands arbres mélancoliques ; son eau est dorée et comme lourde, tachée en
maintes places par l’affleurement à la surface d’une lente décomposition, celle
des plantes recelées dans les profondeurs. Les nénuphars de l’arrière-saison s’y
étalent à profusion, à maints endroits, avec des airs de plateaux
chinois ; sur l’un des bords, on devine tout un enchevêtrement d’herbes
vigoureuses auxquelles, depuis longtemps, l’on n’a point touché — car il y
a peut-être trois générations qu’on l’a laissé devenir sauvage, comme à
l’abandon — et, au bord des masses de joncs, on voit se refléter dans la
nappe solitaire les grands arbres de la rive, semblant dormir en quelque creux
de vallon. Dans les méandres de la queue, quelques souches d’usage, et puis, près
d’un gros chêne, un fort paquet de joncs. L’autre bord est net, comme une pièce
d’eau de parc, dont le contour se dessine en une demi-ceinture de plage ;
sous les pieds, c’est un sable fin, qui, dans l’eau limpide, descend par une
pente insensible et donne envie de patauger. Et, isolé, un très gros vieux
chêne, noueux, laid, mais bon, semble garder l’étang en ce paysage solitaire.
La majesté du couchant rayonne sur toutes choses, tout se
teint de pourpre et d’or.
Et dans les cieux profonds et sur les flots vermeils,
Comme deux amis, on voyait deux soleils
Venir au-devant l’un de l’autre.
Une paix profonde est descendue sur la plaine. Peu à peu le
ciel s éteint, la violence du couchant s’apaise, la pourpre s’atténue en des
tons orangés qui pâlissent à leur tour, et, bientôt, il ne restera plus à
l’horizon qu’une lueur plus claire au point où le soleil a disparu. Mais la vie
n’est pas encore endormie sur l’étang. On y devine qu’un monde inconnu, jamais
dérangé par les hommes, un univers mystérieux et grouillant, heureux dans sa
liberté, pullule sous ces herbes, ces eaux limoneuses, ces vases assoupies. Il
semble même que la venue du crépuscule ait éveillé là tout un monde qui
n’attendait que l’obscurité pour se mettre en mouvement. Les carpes sont
sorties de leurs retraites, elles montent à la surface de l’eau qu’elles
trouent de leurs ébats ; on entend les « floc ! floc ! »
des brochets, qui ont commencé la chasse pour leur repas du soir ; dans le
hallier serré des joncs, les poules d’eau, rassurées par le calme complet,
s’égayent en poussant de petits cris aigus. Tous ces bruits se mêlent et se
fondent en une sorte d’harmonie, harmonie des sens, des murmures, harmonie des
lumières, du ciel pâli, de l’étang qui s’obscurcit. Il s’en dégage un charme
pénétrant.
Mais voici un petit nuage noir qui se lève à l’horizon et
s’avance vivement, et en sens inverse des flocons dorés éparpillés dans le
ciel. Il s’avance en pointe vers l’étang, grossissant, s’allongeant toujours
davantage et traçant des courbes qui le font ressembler à un immense serpent.
Tantôt sa masse, opaque, s’abaisse vers le sol, tantôt elle se redresse
vivement dans les airs. Dans un affreux tumulte et comme dans un souffle de
tempête, avec des cris stridents, après avoir tournoyé deux ou trois fois en spirales,
il s’abat tout à coup sur plusieurs arbres voisins. C’est une quantité
innombrable d’étourneaux qui sont arrivés en tourbillonnant d’un mouvement
uniforme, volant serrés les uns contre les autres. Maintenant chaque branche
d’arbre est garnie d’autant d’oiseaux qu’elle en peut porter. Après quelques
minutes de repos en colonnes, ils s’élancent, glissent en ondoyant sur la
surface de l’étang et s’abattent sur les roseaux, qu’ils font plier sous leur
poids. À peine installés, ils commencent des bavardages sans fin, criant tous à
la fois et produisant un tintamarre formidable. Sans doute chacun raconte les
aventures de la journée : combien de vermisseaux, de larves, de grillons,
de sauterelles il a mangés, combien de grappes de raisin il a becquetées ;
il indique les bons endroits, il débite quelques histoires plaisantes.
Certainement, les choses se passent ainsi, car, de temps en temps, un
piaillement général vient témoigner de la satisfaction unanime causée par les
récits des loustics de la bande.
Le lendemain, par la belle journée d’été, sous l’ardeur du
soleil brûlant, la vie continue de plus belle. Les insectes vont, viennent,
bourdonnent, tombent à la surface de l’eau, disparaissent dans un imperceptible
remous, englobés par les poissons qui chassent. Des essaims de minuscules
moucherons dansent en tourbillonnant dans les raies de lumière, des libellules
aux couleurs variées et aux ailes transparentes planent au-dessus de l’eau et
se posent légèrement sur la moindre brindille.
Une poule d’eau, immobile, perchée sur un piquet qui sort de
l’eau, avec son plumage noir, et le cachet blanc de sa tête, semble une
merlette en blason tombée de l’écu d’un ancien chevalier. Plus loin, une mère,
au milieu de sa petite famille, offre un touchant spectacle et forme un des
plus gracieux tableaux. Les jeunes, semblables à de petites boules noires,
nagent tout à leur aise, sans cependant trop s’éloigner de leur guide, et
fendant l’eau avec une rapidité que l’on ne rencontre ordinairement que chez
les gyrins ou tourniquets du bord des mares.
Les fourrés de joncs retiennent la faune des passereaux
chanteurs, composée de fauvettes riveraines, la Rousserole turdoïde, la
Phragmite des joncs, dont le chant n’est pas mélodieux comme celui des
fauvettes terrestres. Il se compose de plusieurs phrases très variées,
composées de notes pleines et fortes, et est tout imprégné de saveur locale,
dont les motifs et les discordances pivotent autour du vocable de la
grenouille, ressemblant autant à un coassement qu’au chant d’un autre oiseau.
Pas de note douce, ni flûtée, et toute la chanson n’est qu’une sorte de
grognement Et, néanmoins, ces sons successifs ne sont pas trop désagréables,
ils ont même quelque chose de gai, et il y a une certaine bonne humeur dans la
façon dont ils sont lancés.
Si on les compare au cri plus que discordant des espèces
aquatiques, ils disposent certainement pour eux l’observateur à porter un
jugement plus favorable. Pour mon compte, j’aime à entendre ce chant : il
ne me ravit pas d’admiration, mais il me cause toujours un certain plaisir.
R. VILLATE DES PRUGNES.
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