Tout jauni, serrant ses pauvres feuillets cornés dans une
vieille couverture verte, Chasseur du Midi gisait là, oublié,
poussiéreux sur la plus haute étagère de la bibliothèque. Je le découvris par
une de ces journées, si rares en Provence, où le ciel pleure en longues averses
noyant la campagne embrumée. Les heures, qui fuient si rapidement alors que le
soleil luit, paraissent alors interminables ... Allongeant les fortes semelles,
encore humides d’une brève sortie, vers les flammes, me voilà, un siècle en
arrière, arpentant avec Bresson, auteur de l’ouvrage, les garrigues
languedociennes.
Poussant à un haut degré le noble sport, il nous indique ce
qu’est un disciple en saint Hubert digne de ce nom. « Le vrai chasseur ne
se laisse distraire par rien : les chagrins domestiques, les réprimandes,
même la voix chérie de l’objet aimé ne doivent avoir prise sur lui. Il prend
exemple sur son chien, il suit tous les mouvements de sa queue, car sa queue
est comme un livre où il lit aussi couramment qu’un capucin dans son
bréviaire ... Le fusil à la main, il n’est plus de ce monde. »
L’auteur, fils de Camargue, paraît digne de foi, dans son
journal de chasse, il nomme ceux qui l’accompagnaient — rarement les mêmes
— le lieu, le nombre de coups et les pièces abattues. Ce devait être un
fin fusil, peu d’amorces brûlées pour rien, puis écoutez ceci :
« Le 22 juin 1848, nous revenions du bois de Clarensac.
J’étais assis sur le devant du char à bancs avec Jules Peyront. Je recommandai
à celui-ci de faire aller son cheval au grandissime trot afin de tirer mes deux
coups de feu sur les deux premiers oiseaux qui traverseraient la route. Ce qui
fut dit fut fait ; le cheval partit au grand trot. Dix minutes après, deux
oiseaux qui traversaient la route à plein vol tombèrent l’un à droite et
l’autre à gauche du char à bancs. »
Tout d’abord, j’avais, pensé, trouver dans ces pages des
récits cynégétiques lourds de victimes. Je m’étais trompé. L’ouvrage commence
par le tableau détaillé de la dernière campagne de chasse (avril 1851 - avril
1852).
On est d’abord très surpris de constater que, tout au long
de l’année, la poudre parle librement. En avril lapins et cailles garnissent le
carnier. Mai et juin ; mêmes espèces agrémentées de quelques lièvres.
Juillet : voici le tour des halbrans, des jeunes perdreaux — sûrement
très tendres — et des cailleteaux. Et cela continue en août, malgré la
chaleur atroce. Puis, tenez-vous bien, on trouve ce petit fait divers dont vous
goûterez l’ironique saveur :
« La chasse est affichée. L’ouverture a lieu, dans le
Gard, le 20 août. »
Et notre ami, la conscience tranquille, poursuit perdreaux
et cailles, dans les environs de Nîmes. La plus forte sortie comporte cinq
perdreaux et un lièvre. Mais lorsque, abandonnant les garrigues, il se rend
« au Daladel », chasse gardée riche en lapins et sauvagine, c’est une
autre affaire. Du 17 novembre au 27 décembre, il tue
« noblement » 225 pièces : sarcelles, canards, énormément
de lapins. Déjà, l’usage du furet lui parait odieux, il s’écrie : « J’ai
fait cesser ce braconnage. Si on continuait à fureter comme on l’a fait jusqu’à
ce jour, le Daladel finirait par n’être qu’un pays de chasse ordinaire. »
Le tableau général 1851-1852 s’élève à 630 pièces :
388 lapins, 64 cailles, 42 canards, 36 bécassines, 32 perdreaux,
23 sarcelles, 11 lièvres, 3 bécasses, 2 renards, 1 chat
sauvage, puis des grives, étourneaux, poules d’eau.
Évidemment ce tableau est coquet, mais on est surpris de
compter si peu de lièvres et 32 perdreaux seulement. Je suis persuadé que
dans la même région un chasseur moyen abat aisément une trentaine de perdrix
durant quatre mois d’ouverture. On peut objecter qu’il y a un siècle armes et
munitions laissaient fort à désirer. C’est entendu, mais le gibier était moins
farouche et peu traqué ; ceci doit compenser cela.
O chasseurs, mes frères, qui vous désolez, clamant sur tous
les tons : « Il n’y a plus rien à tirer », écoutez ce cri
d’alarme poussé par Bresson, en 1852.
« Nos pères, avec leurs petits fusils, tuaient autant
et même plus de gibier que nous. Avant la première révolution, il y avait beaucoup
plus de gibier qu’aujourd’hui, car il y avait bien moins de chasseurs.
J’ajouterais même que le gibier était bien moins sauvage. Quelle différence
aujourd’hui ! ... Il y a cent chasseurs pour dix pièces de gibier, et
le braconnage est poussé à un point tel que, si l’on n’y prend garde et si l’on
n’y met ordre, il n’y aura bientôt plus dans nos pays ni lièvres, ni perdreaux.
Il s’est délivré cette année 831 permis de chasse. Admettez seulement que
chaque chasseur ait tué 4 perdreaux dans le mois de
septembre ! »
On sourit amusé à la sauvagerie du gibier et au nombre des
chasseurs, 831 permis. Tout ceci me rend optimiste. Essayons de nous
représenter ces contrées, il y a un siècle. La culture intensive méconnue laissait
en friche une partie des terrains, sûrs abris pour le gibier. On venait à peine
d’établir les premières voies ferrées. Les déplacements, fort longs par route,
protégeaient ainsi les espèces sédentaires et de passage, de nombreux coins
restant inexplorés ou rarement battus. Et, malgré ces conditions si favorables,
le gibier paraissait diminuer puisque l’auteur prophétisait à brève échéance la
fin de lièvres et perdrix.
L’espèce chasseur serait-elle sujette à se plaindre en tout
temps ? ... Ou le poil et la plume possèdent-ils des ressources
insoupçonnées ? Car, enfin, il y a un fait : cent ans ont transformé
nos régions et la façon de vivre, et pas à l’avantage du gibier.
Tout d’abord extension des cultures, défrichements de
landes, emploi des engrais permettant avec l’aide des machines de ne point
laisser reposer le terrain ... Adieu le couvert de hautes herbes à
proximité du sainfoin ou du chaume riche de milliers de grains
perdus ! ... Le nombre de porteurs de permis va crescendo à la
campagne comme à la ville. Non contents de tirailler en leur petit coin, les
voilà mettant à profit les moyens de locomotion rapides réduisant à néant les
distances. Ah ! s’il y a du perdreau à X ... 120 kilomètres, un coup
de démarreur et, deux ou trois heures après, quatre ou cinq nemrods,
accompagnés de chiens, parcourent le plateau. Finis les paradis cynégétiques où
le gibier, dérangé deux ou trois fois dans la saison, semblait s’offrir aux
coups.
Et les armes ? ... O pauvre ancêtre de 1840, qui
t’en allais la poudre et le plomb au flanc. Tu devais avoir le feu
sacré ! ... Je vois tes pauvres doigts gourds sous la morsure de
l’hiver, versant la mort dans l’âme de ton « Piston ». Et les jours
de pluies ! ... Si dans le paradis des chasseurs — tu l’as
mérité — tu nous observes maniant ces chefs-d’œuvre de précision qui nous
enlèvent même le souci de retirer les étuis, tu dois penser : Quels
veinards tout de même ! Impossible de suivre le sillage de nos exploits
aux nuages bleus. Abolis les brouillards artificiels et les coups de tonnerre.
Les perdreaux sont devenus farouches, malgré cela, de temps à autre, un sec
crépitement descend noblement l’un d’eux à cinquante pas. Nos terribles moyens
de destruction aggravés par les crimes des bracos — il y en a toujours ! ...
— n’ont pas anéanti le gibier. Dans les sèches et pierreuses garrigues, la
perdrix rouge continue à se défendre, les lapins y sont nombreux. On tue encore
quelques lièvres, et, aux passages d’automne, les rousses bécasses nous
visitent. Puis, écoute, les grosses bêtes noires que tu croyais disparues à
tout jamais sont revenues. Va sur les plateaux aux fourrés de chênes verts
avoisinant la Cèze, tu m’en diras des nouvelles ... Ah ! pardon !
j’oubliais que tu étais au paradis ...
Demeurons optimistes. Les chasses gardées, les sociétés
locales maintiennent le gibier. Si nous savons nous imposer quelques
restrictions et repeupler, nous pourrons — dussions-nous voir le XXIe
siècle — réaliser quelques jolis tableaux.
A. ROCHE.
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