Il paraît que les gibbons sont des singes et qu’à ce titre
on ne doit pas les chasser !
Une certaine catégorie de chasseurs coloniaux, parmi
lesquels je n’hésite pas à prendre place, ne sont pas de cet avis et
considèrent les gibbons comme des animaux arboricoles au même titre que les
funambules, les pétauristes, les benturongs, les petits pandas, etc., plus ou
moins comestibles et dignes, par conséquent, des honneurs cynégétiques.
J’ai donc chassé les gibbons quand j’en ai eu l’occasion, et
je peux affirmer ici que ces coups de fusils n’ont rien de commun avec ceux que
l’on peut distribuer si facilement à titre défensif sur l’engeance infernale
des hardis macaques, quand ceux-ci harcèlent l’homme de trop près.
Le gibbon est, au contraire, fort timide, difficile à
découvrir, à approcher et à récupérer quand on a réussi à le tuer dans son
domaine sylvestre. C’est, au surplus, un gibier de choix, à chair rose pâle,
tendre à souhait, dont il se dégage à la cuisson un fumet particulièrement
agréable. Il peut être comparé avantageusement au plus succulent des animaux de
la jungle.
Dans de telles conditions, pourquoi l’épargnerait-on ?
Il est plus que les autres un gibier de chasse coloniale. Que l’on proteste
contre les chasses à courre d’Occident, contre la mise en cage étroite
d’animaux épris de liberté, passe encore, mais que l’on ergote à propos d’un
gibier comestible appartenant à la faune tropicale, autant décréter tout de
suite l’abolition des abattoirs ! Au diable les sujétions déplacées, les
influences tyranniques, les slogans ... On sait aussi que le gibbon anthropoïde
marche debout quand il est sur le sol et qu’il n’a pas de queue, pas même de
callosités fessières. Chasser un animal qui ressemble à l’homme insistent les
esprits sensibles ! Si le fait pour un animal de ne pas porter de queue au
derrière permet d’évoquer un rapprochement avec l’homme, il est assez déplacé
en la circonstance, puisque d’aucuns affirment qu’il existe précisément au pays
des gibbons, c’est-à-dire plus particulièrement dans la chaîne annamitique, des
hommes dont le coccyx se prolonge en forme de queue. Il s’agirait là de
spécimens de khas très attardés.
Comme je ne veux avoir d’histoires avec personne, je
m’empresse de dire que je n’ai jamais vu de pareils phénomènes et que je n’y
crois pas absolument. Cependant, je suis bien obligé d’ajouter que des Laotiens
que je considère comme dignes de foi et même des administrateurs coloniaux
m’ont affirmé qu’il en existe plus qu’on ne croit et qu’il est très difficile
de les distinguer des sujets normaux, parce qu’ils cachent ce court appendice
caudal ou le suppriment. Je laisse à d’autres le soin de démontrer qu’une telle
dégénérescence est une chimère ou une réalité, et je reviens au gibbon, qui,
lui, n’a pas de queue depuis que le crocodile la lui trancha d’un coup de
dents, ainsi que nous l’apprend la légende du Laos.
Si le gibbon est un singe, il est moins laid que les autres.
Il n’a pas de bajoues, ses oreilles sont petites et bien ourlées, sa mâchoire
est orthognathe. Le corps est allongé, mince, élégant, le pelage épais et
laineux, de couleur jaune ou noire suivant l’âge et le sexe. Les bras,
hélas ! tombent jusqu’à terre, ce qui, après tout, est peut-être considéré
par l’animal comme le comble du chic et de la distinction.
Ces animaux passent leur vie dans les arbres des forêts les
plus sombres, où ils se nourrissent de fruits, de grains et de bourgeons, y
ajoutant à l’occasion les œufs qu’ils dénichent. Ils savent trouver les routes
aériennes qui leur permettent de se déplacer sur de grandes distances sans
prendre contact avec le sol, qu’ils semblent avoir en horreur quand il s’agit
de voyager. Ce sont de merveilleux gymnastes, accomplissant les plus
vertigineuses acrobaties sur les voûtes de la forêt. Ils n’hésitent pas à se
lancer des branches d’un arbre à celles d’un autre séparées parfois par une
distance égale à celle d’une ruelle moyenne, sans qu’ils ratent jamais leur
but. Le moindre appui, si léger soit-il, leur suffit. Une toile d’araignée, disent
les Laotiens en plaisantant, leur permet de s’accrocher.
Cependant les gibbons descendent chaque matin de leur
domaine pendant la saison sèche pour boire et prendre leur bain. Il est alors
curieux de les observer quand on a pu se dissimuler, ce qui est fort malaisé.
Ils tombent plutôt qu’ils ne descendent du sommet des plus grands arbres,
s’aidant à peine du feuillage et des lianes, pour aboutir aux berges des
rivières choisies pour leurs eaux claires et fraîches. Leur dextérité
s’évanouit dès qu’ils sont sur le sol. Ils avancent debout, la tête légèrement
en avant, les bras souvent étendus de chaque côté du corps, comme s’ils
servaient de balancier. S’ils s’aventuraient sur un terrain dépourvu de
végétation, il serait aisé de les attraper à la course, mais ils s’en gardent
bien.
À peine à terre, ils placent des sentinelles chargées de
veiller sur leur sécurité qui se trouve compromise, et, à la moindre alerte,
ces sentinelles font entendre un cri aigu. D’un seul bond, peut-on dire, la
bande entière, qui a peut-être à l’avance repéré les accès aériens, escalade la
frondaison sans bousculade apparente. S’il n’y a aucune alerte immédiate, les
sentinelles ne tardent pas à abandonner leur poste et à rejoindre la bande
joyeuse.
Celle-ci s’amuse follement, en effet, lorsqu’elle est dans
l’eau ; tous boivent dans le creux de leurs mains, se sucent les doigts
qu’ils se passent ensuite, sinon dans les cheveux, du moins sur leur tête. Les
mères torchent leurs petits. C’est un nettoyage général et en règle. Il est
très mal élevé pour un gibbon d’avoir des poux, l’œil chassieux, le nez punais
et le derrière crotté !
Pendant la saison des pluies, il en est autrement. Les
gibbons restent dans leur frondaison, puisqu’ils n’ont besoin ni de boire, ni
de se baigner. Ils sont trempés et engourdis le matin, malgré les soins qu’ils
prennent pour se protéger de la pluie. On les entend, au lever du soleil,
saluer le jour naissant (tavane olo), comme disent les Laotiens, par des
cris doux et plaintifs, que l’on peut traduire phonétiquement comme suit :
Wou-ou, la dernière syllabe étant traînante. Le soir, au coucher du
soleil (tavane tok), ils répètent la même mélopée ; sans doute, le
salut au soleil couchant !
Capturés quand ils sont jeunes, les gibbons s’apprivoisent
facilement et s’attachent à leur maître. J’en ai élevé plusieurs, toujours avec
succès. Ils sont malheureusement très délicats et meurent avant l’âge quand on
les éloigne trop de leur région natale. On ne peut les attacher, sous peine de
les voir mourir très rapidement, et on doit prendre garde qu’ils n’aient froid.
L’un d’eux, que j’avais donné en 1901 à M. Chambert,
administrateur des services civils de Ban-Houé-Say, eut une fin tragique. Il
avait dérobé un jour, dans une caisse, deux cartouches d’explosif. Il en tenait
une dans chaque main et se promenait d’un air fort satisfait, étonné de voir
filer tout le monde devant lui. Avec d’infinies précautions et des ruses
d’apaches, on put le diriger vers un angle éloigné de la cour du commissariat,
où il fallut l’abattre d’un coup de chevrotines. Sous le choc d’un projectile,
l’explosion se produisit. L’animal et la clôture de bambous, contre laquelle il
se trouvait, furent pulvérisés.
Une femelle eut une autre fin aussi pitoyable. Elle
appartenait à Mme de G., qui l’avait emportée de Stung-Treng, à
Saïgon. La bête, douce et affectueuse, se cramponnait de ses quatre membres au
cou et à la taille de sa maîtresse, appliquant câlinement sa joue contre celle
de Mme de G. On venait d’installer à cette époque une ligne de
transport électrique dans le quartier. La guenon grimpa un jour sur un pylône
et se suspendit des deux mains aux fils électriques pour exécuter quelques
acrobaties sensationnelles. Cela ne dura pas longtemps. Elle chuta brusquement
sur le sol, ayant été électrocutée net.
Tel fut le sort injuste de deux bêtes de la brousse, dites
« bêtes à chagrin ».
Guy CHEMINAUD.
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