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Veillées de chasseurs

Une ouverture ratée

Ce fut la nôtre, à Gaston Rambaud et moi, cette année. Nous nous trouvions au tir aux pigeons de La Baule, dont Rambaud a su faire, en bien peu de temps, un des stands les plus intéressants de France, un de ceux où les oiseaux volent le mieux. L’imminence de l’ouverture fixée, dans la région, au 9 septembre, détournait nos préoccupations des zuritos pour les orienter vers de possibles compagnies de perdreaux. Un des assidus de La Baule, M. B ..., de Nantes nous convia, fort aimablement, à venir inaugurer la saison dans sa chasse de Maine-et-Loire, à C ..., chasse gardée de 400 hectares, où nous verrions voltiger la plume et galoper le poil.

J’étais hésitant, pour plusieurs raisons : je n’avais emporté aucun équipement de chasse, mon permis n’était pas encore renouvelé ; enfin, quand on a commencé une série de concours, mieux vaut les suivre assidûment, afin de ne pas risquer, en s’abstenant un seul jour, de laisser passer la chance, déjà si capricieuse. Mais Rambaud, qui est bien le plus jovial et le plus convaincant des compagnons, me donnait de grandes claques dans le dos :

— Allons, mon vieux, filez demain matin à Saint-Nazaire, pour votre permis, payez-vous des bottes d’égoutier, un beau veston de toile avec une poche dans le dos et en route ! Je vous prends dimanche à 6 heures du matin à l’arrivée du train de Guérande. Je vous jure sur la tête d’Adelon que nous tuerons chacun deux douzaines de perdreaux ! Et des gris, hein ! Enfin, vous connaissez le muscadet de B ..., c’est un prodige ...

Une vraie sirène, ce Rambaud. Il avait trouvé le chemin de mon cœur. Je partis pour Saint-Nazaire, où le percepteur se montra d’abord inflexible. En me renouvelant mon permis, il « frustrait la Ville de Paris, qui avait délivré celui de l’an dernier, d’un droit de vingt francs. Si elle avait vent de la chose, la Ville de Paris intenterait un procès à la ville de Saint-Nazaire ... »

Le percepteur, impitoyable derrière son lorgnon, ne se souciait nullement d’engendrer semblable pagaïe juridique. Atterré, je courus m’épancher à la mairie, où le fonctionnaire intéressé, une dame très aimable, consentit crânement à assumer ces redoutables responsabilités en me naturalisant Saint-Nazairien. De forts brodequins à clous, des molletières, un complet deux-pièces de matelot en toile à voile rouge et une musette de trouffion complétèrent le fourniment d’ouverture.

La journée débuta mal. Le temps, radieux depuis quinze jours, avait tourné la nuit en orage et en eau. La seule panne d’électricité que les annales guérandaises eussent enregistrée depuis le début de la saison choisit pour se manifester l’heure du réveil. Je dus m’insérer à tâtons dans le vêtement raide comme un scaphandre qui me donnait, paraît-il, Rambaud m’en fournit peu après l’assurance égayée, l’air d’un « épouvantail à perdreaux ».

Six heures quinze rougeoyaient au fronton de la gare de La Baule quand nous prîmes, d’un coup d’accélérateur savamment dosé, notre élan vers Saint-Nazaire, Nantes et Ancenis. C’est là que nous devions retrouver, à la terrasse de l’hôtel le plus voisin du passage à niveau, notre hôte, qui nous précéderait ensuite vers le terrain de chasse. Nous avions deux heures pour faire quelque 120 kilomètres, ce qui restait en dedans des possibilités de la voiture et du conducteur.

Malgré la route infecte jusqu’après Saint-Nazaire, malgré les présages fâcheux du temps, gorgé de nuées grises jusqu’à l’horizon, nous étions d’excellente humeur comme il se doit de deux chasseurs passionnés qui, dans le petit matin, roulent vers l’illusion et se sentent, au cœur, des trésors d’indulgence.

Dès que nous aurions attrapé la nationale 165, de Vannes à Nantes, qui est un vrai billard, nous gagnerions 20 kilomètres à l’heure ... Le temps n’était mauvais qu’en apparence, ça se soulevait du côté de la Loire et, d’ailleurs, la pluie du matin n’avait jamais arrêté le pèlerin ... B ... s’était montré assez réservé quant aux richesses en gibier de sa chasse, mais vraisemblablement pour nous laisser la surprise. Cela valait mieux que les gens qui vous font emporter cent cartouches pour tirer deux grives saoules dans une vigne.

Rambaud, au surplus, est le plus agréable compagnon de voyage. Observateur, humoriste et conteur, fréquentant de longue date les tirs et ce qui reste de belles chasses en France, c’est une mine d’anecdotes sur les gens et les choses, le Dangeau du « monde du fusil ». Je lui conseille quand, d’ici de nombreux lustres, la bise, ou plutôt la goutte, sera venue, de tisonner ses souvenirs et d’écrire ses mémoires pour notre délectation.

Il était en train de m’en conter de bien savoureuses sur la modestie de certain grand spécialiste, lorsque, à l’entrée de Nantes, où nous débouchions en avance sur l’horaire, un toc toc insolite se fit entendre sous le capot. Le sourire narquois de l’orateur fit place instantanément à une soucieuse contraction des sourcils, puis, après examen du moteur, à une bordée d’imprécations de bonne compagnie.

Nous avions cassé une soupape, naturellement la plus mal placée pour le démontage.

Clopin-clopant, sur trois cylindres, nous ralliâmes le garage de la marque. La femme du veilleur de nuit nous informa qu’un ouvrier viendrait très probablement sur le coup de 9 heures, 9 heures un quart. Un rapide calcul ; avec trois quarts d’heure de remontage, si l’ouvrier était ponctuel et si tout allait bien, nous pouvions être à Ancenis vers les 10 h. 25. B ... nous y attendait à 8 h. 30, dernier délai, et nous n’avions d’autre lieu de rendez-vous que la terrasse de l’hôtel le plus proche du passage à niveau. Après, la chasse de C ... Mais comment retrouver notre amphitryon dans l’un des sept ou huit hameaux éparpillés sur les 3.000 hectares du territoire de ce chef-lieu de canton ? Rambaud me reprochait amèrement de ne pas avoir réclamé une documentation plus serrée.

Négligeant ses doléances, je m’installai au téléphone, préoccupé de prévenir ou de faire prévenir B ... de toute urgence. L’annuaire indique trois hôtels à Ancenis. Judicieusement, je sonnai d’abord celui qui se trouvait situé rue de la Gare, l’Hôtel des Voyageurs. Je fournis à mon correspondant un signalement détaillé de B ... et de ses deux automobiles, une grosse Delage et une 5 CV. Peugeot. Mais il n’était passé depuis le matin à l’Hôtel des Voyageurs qu’une famille anglaise à bord d’un ancien modèle Ford.

De la conversation approfondie qui s’ensuivit sur la topographie d’Ancenis, j’appris que l’Hôtel de France se trouvait sensiblement plus voisin du passage à niveau que l’Hôtel des Voyageurs. Le patron de l’Hôtel de France s’appelait Toublanc. Il me sembla vaguement me rappeler que B ... avait parlé de Toublanc dans ses explications. Je remerciai mon interlocuteur complaisant, sortis du bureau du garage pour réconforter Rambaud qui, naturellement, s’impatientait et resonnai aussitôt Ancenis pour avoir l’Hôtel de France, certain d’entendre à l’autre bout du fil la voix cordiale de B ... Mais Toublanc n’avait pas le téléphone. Je rédigeai sur-le-champ une dépêche urgente, à triple taxe, par laquelle je priais Toublanc d’informer B ... de nos malheurs et de lui faire laisser à Ancenis les instructions nécessaires pour le rejoindre à la chasse. Je priai le veilleur de nuit de transmettre le message et, en attendant que l’hypothétique ouvrier du garage soit arrivé, nous allâmes prendre le café au lait dans un bouchon du voisinage.

Nous faisions à mauvaise fortune bon visage. On chasserait un peu moins, mais on n’en chasserait que mieux. D’ailleurs, il faut laisser le temps à la rosée du matin de s’évaporer. Un timide rayon de soleil autorisait toutes les espérances. Peut-être pourrait-on déjeuner dès l’arrivée à C ... et se mettre en action sans s’interrompre jusqu’au soir. Nous nous sentions pleins d’ardeur.

Une demi-heure s’écoula très vite, Rambaud me contant comment naguère à Alençon, dans les mêmes circonstances — encore une soupape, — il avait laissé le souvenir d’un dangereux bonneteur, gagnant à la belote, aux clients et au patron du bistro où il s’était réfugié, dix-sept tournées de suite, café, pousse-café, rincette, surincette-gloria, bocks, menthe, exports et guignolets, dont il n’avait malheureusement pu profiter, puisqu’il ne boit que de l’eau de Vichy. Ensuite, il me divulgua le secret de gagner au betting, suivant un système infaillible, mais auquel il ne faut strictement pas déroger. Je compte bien le mettre en œuvre à la première occasion, mais il est absolument inutile que l’on me questionne là-dessus ; j’ai donné ma parole de n’en rien laisser transpirer.

Nous revînmes au garage comme l’ouvrier, providentiellement survenu, soulevait le capot de la voiture. Le télégramme était parti depuis longtemps. Il y en avait pour 30 francs. Nous respirâmes, B ... était prévenu en temps utile. La soupape allait être réparée. Tout s’annonçait au mieux.

À 10 h. 10, je m’installais sur mon siège. Rambaud avait déjà le pied sur le débrayage. Je refermai ma portière, d’un coup sec, décidé, comme il faut, mais pas plus violent que d’habitude. Crac ... Le vantail trembla une seconde, puis, mollement, oscilla du haut, se détachant du gond supérieur brisé.

Je restai pantois, cramponné à la poignée. Mon compagnon me parcourut d’un regard d’où toute bienveillance était exclue, ronchonnant :

— Ah ! on peut le dire que vous avez la main heureuse, vous ... Tantôt c’était une soupape, maintenant c’est la portière. Quand on vous emmène, il faut prendre une assurance tous risques ...

Que répondre à tant de mauvaise foi ? Zan lui-même, son cocker, qui pourtant a l’habitude, depuis cinq ans qu’il lui rapporte de bécassines, en était sidéré. J’aidai en silence à consolider la portière, car au garage ils n’avaient naturellement pas de gonds de réserve. Une fois fermée, elle pouvait tenir, à condition toutefois de n’y plus toucher.

Quarante kilomètres d’un des plus beaux paysages de Loire, par Mauves et Champtoceaux, et nous voilà à Ancenis, les phares bloqués à 50 centimètres du passage à niveau. J’envahis l’Hôtel de France, réclamant Toublanc. Il est à son comptoir, s’étreignant la tête à deux mains, hagard, épelant pour la dixième fois cette dépêche mystérieuse à laquelle il ne comprend goutte, car il ne connaît B ... ni d’Ève ni d’Adam.

Un instant désarçonné, je rejoins Rambaud qui ricane avec dédain, ajoutant cette nouvelle déconvenue à mon passif déjà chargé de la soupape et de la portière.

Mais qu’aperçois-je ? Une terrasse d’hôtel, de l’autre côté du passage à niveau, et presque aussi voisine de celui-ci que l’Hôtel de France, je n’y fais qu’un bond. Victoire ! B ... a laissé là, à tout hasard, un petit graphique nous donnant toutes indications utiles pour le rejoindre. J’étudie le document pendant que nous repartons à toute allure :

« Laisser la route d’Angers à droite, 12 kilomètres plus loin, laisser à gauche celle de Saint-Mars-Lajaille ; à 4 kilomètres des Loges, petit groupe de bicoques situé à un carrefour, se trouve, sur la gauche, un charron, en même temps tenancier d’une buvette, le nommé Saupin. Prendre langue avec lui qui accompagnera. »

Le programme se déroule sans la moindre irrégularité. Nous sommes annoncés, car Saupin, qui nous guettait sans doute, jaillit de sa demeure, embarque en voltige et nous guide par des chemins compliqués vers la ferme, où il nous remet entre les mains du garde.

Il n’y a guère plus de cinq heures que nous avons quitté La Baule.

À 11 h. 35, fusils montés, nous nous mettons en action, escaladant tous les cent mètres une haie ou un échalier pour passer d’un champ dans un autre. Trois ou quatre orages grondent sourdement alentour, hésitant, semble-t-il, sur la direction qu’ils vont prendre : Loire, Erdre ou Mayenne ? Nous tuons un épervier, un merle, puis un ramier. À midi, comme je viens d’abattre notre premier perdreau, les orages prennent brusquement une résolution commune : ils se rassemblent en un clin d’œil et foncent sur la colline où nous nous trouvons, point culminant de ce coin des frontières angevines. Les éclairs nous aveuglent, le tonnerre s’acharne au point de faire trembler le sol, et les nuées, se bousculant dans le ciel noir, crèvent en indescriptible averse. C’est un cataclysme, une préfiguration de la fin du monde.

Sur ces diluviennes entrefaites. B ... nous a rejoints : nous nous sommes glissés, tous pêle-mêle, sous un buisson au fond d’un de ces fossés profonds comme des tombeaux qui séparent les champs entre deux haies. Mais un torrent, tôt né des incontinences célestes, vint nous y assaillir de flanc, inondant notre base et dissociant notre groupe éperdu qui s’alla reformer tant bien que mal à l’orée du boqueteau voisin. Le moindre mouvement, le plus petit contact tirait de nous, de nos vêtements, de nos chaussures, des ruissellements, comme d’une éponge gorgée que l’on presse. En outre, nous suffoquions. Il y avait tant d’eau autour de nous, au-dessus, au-dessous, sur les côtés, qu’il ne pouvait rester de place pour l’air et qu’il nous semblait avoir changé d’élément.

Le typhon dura une demi-heure. Sa virulence calmée, au point de ne plus représenter qu’un orage moyen des régions tempérées, nous descendîmes en silence, sans nous regarder, traînant les fusils par le bout du canon, vers la métairie ...

Il fallut deux heures pour nous sécher, relativement. Quatre ou cinq fagots flambaient dans la vaste cheminée. Ayant gardé tout au plus un léger voile, après avoir expédié la fermière vers ses canards et ses lapins, nous nous rôtissions alternativement l’envers et l’endroit, tandis que les défroques, tordues et pressées, dégageaient une épaisse vapeur. Nos silhouettes, déformées par les flammes, s’agitaient sur les murailles sombres. Le facteur, ouvrant la porte à l’improviste et voyant des démons rougeoyants demi-nus se démener dans la fumée, poussa un cri de terreur et s’enfuit après avoir lancé le courrier à toute volée dans la pièce.

Il était 3 heures quand nous-nous attablâmes, à l’auberge de C ..., devant le déjeuner préparé pour midi. Notre hôte, l’excellent B ..., se montrait navré, d’autant plus qu’il ne nous était plus possible de songer à la chasse l’après-midi, sous peine de devoir regagner La Baule dans la nuit, perspective peu attrayante après les péripéties du matin.

Le retour fut morne. J’avais été relégué derrière, impitoyablement, pour avoir encore une fois, bien innocemment d’ailleurs, porté la main à la poignée de la portière meurtrie. On ressent davantage les cahots aux places d’arrière, surtout quand les routes sont défectueuses. Or c’était le cas ; j’avais conseillé à Rambaud, sur la foi de ma carte consultée, de rentrer par Saint-Mars-la-J aille, Riaillé et Bouvron, plutôt que par Ancenis et Nantes. Nous gagnions une trentaine de kilomètres, mais ce léger avantage disparaissait devant la profondeur des ornières et l’abondance des nids de poule.

J’étais secoué comme un panier à salade. Le civet du déjeuner qui, chose curieuse, était assez avancé, bien que l’ouverture fût du matin même, nous causait quelques angoisses. Il fallut arrêter en chemin et envoyer le chauffeur chercher une bouteille de Vichy.

Tout cela, bien entendu, était ma faute. Je n’avais même plus la force de protester.

Le lendemain, lorsque j’arrivai au tir, encore courbatu, quelqu’un me dit aimablement :

— Vous avez eu tort de ne pas venir hier, vous auriez probablement gagné. Vous aviez le n° 13 au tableau et tous vos oiseaux jusqu’au barrage étaient des « veaux » des boîtes du centre.

« ... À propos, avez-vous tué beaucoup de perdreaux ? »

Un peu plus loin, Rambaud, me voyant approcher, élevait la voix pour conclure :

— Ne vous mettez jamais en route avec ce gars-là. Son uniforme de garde champêtre f ... la poisse. Il m’a cassé une soupape, une portière, il m’a forcé, pour revenir, à passer par des routes charretières abominables et il a empoisonné le civet ! Et il attire la foudre par-dessus le marché ... Aussi, l’an prochain, s’il m’invitait à faire l’ouverture en Normandie, comment que vous me verriez les mettre pour la Franche-Comté !

Impressionné, et bien qu’il n’y eût nulle menace d’orage dans le ciel limpide, un de mes amis, qui allait tirer, ébaucha discrètement les cornes dans ma direction.

Je suis retourné pourtant, huit jours après, seul avec B ..., dans sa belle chasse de Maine-et-Loire. En une brève matinée, par un temps splendide, nous avons tué une vingtaine de gris, sans compter les ramiers et tourterelles.

Il est vrai que je n’avais pas mon uniforme de garde champêtre.

Jean LURKIN.

Le Chasseur Français N°604 Décembre 1941 Page 585