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Ouverture de guerre

Ils s’en souviendront longtemps ceux qui, contre toute attente, purent, en l’an tragique 1940, décrocher un beau jour leur fusil au clou depuis dix mois, pour aller, dans le froid qui piquait, battre étangs, marais et bords de rivières pour y trouver le gibier d’eau. La nouvelle arriva, inopinée, le matin même, par la presse le 21 de janvier. Ce fut, chez les chasseurs, malgré la guerre dont la tristesse étreignait le monde, une explosion de joie qui, ce jour-là, fit oublier tout le reste. Certains ne connurent la chose qu’à midi. Je fus de ceux-là. Mais, bien qu’invité chez des amis, vous pensez combien fut vite expédié, je dirai même englouti, et ce contre toutes les règles de la bienséance, le bon repas (on en faisait encore alors !) qui nous avait rassemblés autour d’une table copieusement accueillante ! C ... et moi laissâmes tout notre monde, qui n’en était encore qu’au rôti. Cinq minutes pour nous équiper, un saut dans la voiture qui roulait alors sans contrainte, une bourrade aux chiens qui, dans leur joie de revoir les fusils, faisaient des bonds désordonnés et, à notre gré, ne se casaient pas assez vite. Et en route vers la Loire !

Vous vous souvenez quel froid il fit cet hiver-là ; un hiver terrible, surtout pour ceux qui, depuis septembre, montaient la garde aux frontières. Depuis les environs de Noël, il gelait chaque jour de plus en plus fort ; les mares étaient prises ; les rivières n’avaient de libre que leur courant, glissant entre deux rives de glace. Alors, tout le gibier avait reflué vers le Sud ou vers les côtes maritimes. Des plus petits au plus gros, le froid et la faim les avaient chassés de leurs habituelles demeures ; et, sans un détour ils avaient fui, tout droit, vers des cieux plus cléments. Le gibier d’eau, canards et sarcelles en particulier, avait abandonné étangs et marais pour se donner rendez-vous vers les eaux encore libres. Chaque jour, depuis un mois, les vols avaient succédé aux vols, et, trouvant le lieu propice et calme, s’étaient abattus et cantonnés sur les bords du fleuve et aux coins fameux des Gayes. Une huitaine de jours auparavant, nous étions allés, la canne à la main, mais le cœur plein de regret, remplir nos yeux du spectacle des canards barrant le fleuve de leurs files noires qui se laissaient aller au fil de l’eau ou des volées sillonnant le ciel clair. Nous ne nous doutions pas, alors, que quelques jours plus tard nous pourrions avoir autre chose en main qu’un bâton et que nous pourrions prendre part à la fusillade. Car, pour une fusillade, c’en fut une, et une belle !

La dizaine de kilomètres qui nous séparaient du lieu de chasse fut tôt franchie. D’autant plus que nous entendions les coups de feu monter dans la campagne gelée. Car il gelait et dur ! 15 à 20 degrés au-dessous. Au pont de B ..., la Loire était entièrement prise. On traversa la petite localité, si peuplée et si coquette en été, mais alors morne et déserte. Quelques minutes encore et nous arrivions.

Aussitôt débarqués, une poule d’eau, une cane et une sarcelle vinrent au carnier. De tous côtés, les coups partaient et dans le ciel passaient canards et sarcelles, en bandes désordonnées, qui ne savaient plus ce qui leur arrivait. Les canards plus haut et plus lents, les sarcelles rapides plongeant vers les trous, puis remontant d’un coup apeurées, tournant brusquement sur l’aile, rasant les piles d’arbres ou s’écartant dans les terres où on ne pouvait les poursuivre. Quittant un instant un coin trop encombré pour aller nous poster dans les gravières en face B ..., auprès d’un petit trou creusé dans le sable par les crues et qui ne gèle jamais, nous pûmes jouir du spectacle qui était féerique : blocs de glace verdâtres descendant le courant et s’entrechoquant avec un bruissement léger, eaux aux couleurs glauques ou opalines où les remous mettaient des teintes irisées, nappe immaculée de la neige trouée par les traces des lièvres et, là-haut, par-dessus tout, le grand dôme céleste où évoluait la sarabande des longs cous ... Alors, nous assistâmes à une migration massive, à la vraie fuite éperdue des oiseaux devant le froid qui venait des pays nordiques. Alouettes et étourneaux passaient sans interruption à quelques mètres au-dessus de nous, fuyant, fuyant sans cesse, sans se préoccuper d’autre chose. Vous savez combien les étourneaux sont méfiants ; ce jour-là, ils se moquaient bien des chasseurs ! Ils suivaient leur route, sans plus, et le moins haut possible, comme si leur instinct leur disait qu’il fait plus froid en plein ciel qu’au ras des terres. Ils volaient, ainsi que les alouettes, d’un vol lourd, fatigué, pauvres êtres à demi engourdis qu’on aurait facilement abattus. Pendant plus d’une heure, ils passèrent, par centaines et par centaines ! De temps en temps, une bécassine, levée par les chasseurs, venait piquer vers le trou, puis, nous apercevant, fuyait en zigzag. L’une d’elles vint s’ajouter aux premières victimes, ainsi qu’une autre sarcelle. Mais les canards ne passaient plus que hors de portée.

En attendant la passée du soir, on alla battre, pour se réchauffer, les marais, où une autre poule d’eau tomba sous le plomb. Bientôt, la fusillade se calma. Le calme commençait à renaître dans cette nature que la froidure torturait. Aucun être certes, par un temps pareil, n’était dehors, sauf les bêtes tapies ou pourchassées et les chasseurs que soutenait une folle passion ancestrale.

De temps en temps, le silence qui naissait était brusquement rompu par une détonation qui n’avait plus d’écho. Beaucoup de chasseurs étaient partis. Seuls, restaient les amoureux de l’attente dans la pénombre glacée.

Nous étions postés au bord d’un petit bras de la Loire, adossés aux osiers et dans la neige jusqu’à mi-bottes. Seul le glouglou d’un petit courant troublait le grand silence blanc qui pesait sur les gravières et les marais déserts. Les premières détonations retentirent derrière nous, un peu plus haut, vers les pins où les canards passent volontiers.

Brusquement, cinq cols verts passèrent au-dessus de ma tête, et l’un d’eux, arrêté net, tomba en arrière, avec un bruit mou, dans la neige épaisse. Des sarcelles suivirent en trombe, montèrent comme des flèches et se moquèrent du plomb qui passa trop bas. Une cane se posa sur l’eau, à vingt mètres, et s’ajouta au tableau. Puis encore trois cols verts passèrent, rapides ceux-là, mais qui laissèrent un beau mâle, lequel fit un magistral plongeon dans l’eau déjà noire d’ombre. Pendant quelques minutes, ce fut, dans ce coin-là, une sarabande affolée d’ailes passant dans tous les sens. Et les coups partaient, souvent pour rien.

La fusillade crépitait toujours vers les pins, quand, transis de froid et n’y tenant plus, nous décidâmes de partir. Le carnier bourré, nous regagnâmes la ferme proche où une flambée de genêts nous réchauffa un peu. Et ce fut le retour dans la nuit déjà noire que trouait le double faisceau des phares. Tandis que canards et sarcelles commençaient à retrouver, enfin, dans les osiers dépouillés et les marais glacés, le grand calme hivernal dont ils jouissaient depuis des lunes et que les chasseurs impitoyables avaient si durement rompu durant cette journée d’une ouverture qui, bien que tardive, n’en fut pas moins fructueuse.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°605 Janvier 1942 Page 6