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Opinions d’autrefois et même d’aujourd’hui

J’ai sous les yeux un petit livre datant de septante ans environ, dont la lecture ne laisserait pas que d’étonner les cynophiles de notre temps. Les auteurs, car ils sont plusieurs, portant des noms illustres de la cynégétique à l’époque, commencent par citer Toussenel, considéré comme cynologue, alors, qu’il est tout au plus un poète de la cynophilie. Les travaux, scientifiques modernes n’ont rien laissé debout de ses dires sur les origines des races, et celles du chien d’arrêt, qui était sa marotte, en particulier.

Les notions sur l’élevage ont beaucoup varié et le dressage également.

J’ai pensé qu’il serait intéressant d’analyser ces dicts anciens, dont bien peu désormais se feraient les défenseurs.

On nous déclare que « le type du chien primitif se trouve quelquefois admirablement conservé dans le chien de berger européen », Là-dessus, on nous décrit une sorte de graioïde à queue fourrée qui serait donc cet ancêtre. Seuls, le chien des Esquimaux (lupoïde) et celui de Terre-Neuve (molossoïde) seraient exclus de sa descendance. Pourquoi ? Mystère. Tous les autres, du Pékinois aux Lévriers, peuvent se glorifier donc d’une même ascendance. Ça ne se démontre pas. Cela est du Toussenel. Quant à nos auteurs, ils voient le chien primitif dans le carnivore des rues de Constantinople, « non croisé ». Il y a longtemps que telles vues ne rallient plus personne. Le chien primitif est enterré, par Darwin tout le premier, qu’il est curieux de voir se rallier à l’opinion polygéniste à propos des canidés. L’école scientifique moderne est dans ces vues et la classification, de Pierre Mégnin, divisant les canidés domestiques en lupoïdes, graioïdes, molossoïdes et braccoïdes, aux origines différenciées, est généralement adoptée.

« Tous les chiens de chasse sont des chiens courants », affirme notre auteur. Rien n’est plus inexact. Les lévriers des peuplades les plus primitives, donc moins spécialisées que le Greyhound, sont aussi incapables de suivre une piste. Certains braccoïdes eux-mêmes, originaires de régions chaudes et sèches, ne découvrent le gibier qu’en l’éventant et ignorent les émanations basses.

À sa louange, l’imagination de l’écrivain richement pourvu de cette faculté le mettant dans la voie, il présume que de ceux-ci est sorti le chien d’arrêt. Il ne s’aperçoit pas qu’il renonce, ce disant, à son principe fondamental. Les contradictions ne le gênent pas, car, quelques lignes avant d’avoir émis cette juste hypothèse, il avance que les chiens d’arrêt anglais, le pointer et l’épagneul, dérivent du lévrier comme les foxhounds et s’obtiennent au bout de deux ou trois générations. On comprend mal le succès de pareils propos, contredits par la moindre expérience. Ils passaient comme lettre à la poste pourtant et méritaient d’être cités, un temps fut.

Il déclare encore : « J’ai vainement feuilleté l’antiquité pour y trouver des traces du chien d’arrêt. » Il n’a pas beaucoup fouillé, ni réfléchi. Depuis des siècles que l’on prend la perdrix au filet, par surprise, il y a eu des chiens indicateurs, qui arrêtaient. Le chien en attitude d’arrêt du Musée du Vatican, qui a tant intéressé la cynologie moderne, est, à n’en pas douter, un chien d’arrêt ayant les caractères d’un braque, c’est l’avis général. Or cette pièce remonte à l’antiquité romaine.

Le chien pointant ne remonterait « qu’à la Fauconnerie », qui aurait cultivé cette disposition qu’on veut bien admettre comme naturelle. Elle en aurait fait l’arrêt solide. Or le filet est bien antérieur à la fauconnerie et postulait le chien arrêtant ferme et même se couchant. De plus, si l’on reconnaît dans l’arrêt un geste naturel, il faut admettre une disposition instinctive, donc innée, qu’on a pu cultiver, exalter, exagérer même, mais non inspirer. Pointent seuls les prédateurs, quels qu’ils soient, aux habitudes de surpreneurs. Le lévrier est donc hors de cause, ainsi que les chiens, sauvages ou non, chassant en meute.

On dit encore ; « Toutes les statues de chiens que nous a léguées l’ancien monde représentent des chiens courants. » Qui laisse vagabonder l’imagination ose tout. Que fait-on du basset-lupoïde de l’ancienne Égypte, de son lévrier, des molosses des monuments assyriens, du basset de style Teckel (qui est un terrier), décrit par Xénophon ? Si loin qu’on remonte, on trouve des races au physique et aptitudes différenciés ; telle est la vérité observée. Les commentateurs de ces belles choses estiment cependant que nul n’a parlé des animaux, surtout du chien, avec plus de vérité et d’esprit. Ici, c’est surtout de vérité dont on voudrait se nourrir. Au régime de notre grand homme, on mourrait de faim.

Quiconque se laisse empaumer par un imaginatif en transe finit par en remettre. Les commentateurs donc ne pouvaient manquer de mentionner la « puissance fascinatrice » du carnassier chassant à la surprise. C’est encore une bonne histoire. L’animal visé, gîté ou non, est saisi sans avoir rien soupçonné, son premier réflexe étant de prendre le large, dès qu’il se croit menacé : selon eux, enfin, la chasse à la surprise comporte donc un véritable arrêt avant le bond mortel, bien instinctif, mais intermittent cher tous les « chiens primitifs » ... S’il est instinctif, il n’est pas intermittent, mais permanent, et c’est pourquoi nous avons pu le cultiver en série et le perfectionner.

Car l’instinct est perfectible, et voilà ce que veulent bien reconnaître ceux que nous analysons ; mais, aussitôt, on est surpris qu’ils s’étonnent qu’un chiot de grande race arrêtant franchement à sa première sortie paraisse, à l’envol des oiseaux, avoir oublié qu’il a des pattes pour les poursuivre. C’est précisément que, par la sélection, un instinct est perfectible à l’excès. Il y a des chiens d’arrêt immobiles jusqu’à la stupidité et des courants à qui suivre une bonne piste suffit, sans aucun désir de faire prise.

Viennent ensuite des considérations sur les chiens d’arrêt anglais, français et autres, et leurs origines. Les propos concernant l’art de fabriquer un pointer, qui consiste à faire une mixture de lévrier et de braque français pour le réaliser en « trois ou quatre générations », se passent de commentaire. C’est à peu près ainsi qu’on obtint le Dupuy, chien aussi différent que possible d’un pointer typé, même légèrement. La seule réflexion intéressante à retenir dans tous ces propos est d’un correspondant attribuant à une mutation l’obtention du poil de l’épagneul. Bien entendu, le mot n’est pas prononcé, les travaux de Mendel étant alors ignorés ; mais l’explication est très intéressante, faisant allusion à une variation soudaine qui s’est perpétuée. Et c’est sans doute la vérité.

On passe, après ces essais historiques, à l’art de l’élevage et, quand on a lu ces avis, on n’est pas surpris de l’état de décadence en lequel le regretté M. de Cominck et son école, trouvèrent à leurs débuts nos races de chiens d’arrêt.

Sans doute, il y a quelques bonnes choses à retenir de ces pages écrites par des praticiens de la chasse, élevant des chiens suivant des méthodes plus ou moins heureuses, mais en tout cas chasseurs expérimentés. Ils commencent par faire justice d’un propos d’un auteur, qui, s’il était admis, réduirait à zéro le travail de sélection. Puis ceci qui est très bien : « Trois facultés sont essentielles dans le chien couchant : le haut nez, la docilité et l’aptitude à l’arrêt. » Mais pourquoi ajouter aussitôt que la première seule est héréditairement transmissible parce que « d’ordre physique » ? Les autres « produits de l’art » n’ont que des chances de se reproduire, soutenues au cours de générations. Or la gentillesse de caractère est l’apanage de certaines races. Nous savons, d’autre part, que l’arrêt, poussé jusqu’à l’abrutissement dans d’autres, demande à être rendu intelligent par retrempe ou main en dehors tout au moins. Puis on parle de « déviation » de l’instinct à propos d’arrêt, mot impropre mis pour intensification, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Souci des origines et pas seulement de la valeur individuelle des reproducteurs, autre bonne note. Justes observations sur les atavismes à longue portée ; mais pourquoi croire fermement à la télégonie ? Celle-ci a encore ses croyants en dépit des expériences méthodiques qui en ont démontré l’inanité. Les origines fausses et les coups de canif dans le contrat expliquent tout simplement ce genre d’accident.

C’est pourquoi, et bien avant qu’il ait été fait droit à ce désir légitime, ces anciens concluaient à la nécessité d’un stud book. Quand ils écrivent : « Il est bien entendu que nous ne vous recommanderons aucune des variétés des espèces dites d’arrêt », on doit conclure aux minces résultats de la sélection alors pratiquée.

Elle commençait au berceau et de la façon suivante. Sur six, huit ou dix chiots, paraissant tous sains, bien portants et bien conformés, on en réservera deux, au maximum trois, le reste ira à la rivière. La santé de la mère l’exige. Voilà, n’est-ce pas, de la sélection scientifique. On choisira les plus lourds parce qu’en principe leur « charpente osseuse est la mieux conformée » et ce sont ceux « dont l’estomac assimile les aliments avec le plus de facilité ». N’oubliez pas que ces élus et ces réprouvés sont âgés de vingt-quatre heures ! Ce n’est pas sérieux. On s’est extasié sur le savoir-faire des Britanniques, qui depuis toujours élèvent tous les chiots bien conformés à la naissance, remettant à bien plus tard les éliminations. C’est de simple bon sens ; mais, chez nous, conformisme et routine, nous dont on vante tant la prétendue initiative. Quand on s’est décidé à imiter, comme toujours, nous nous sommes aperçus qu’une belle lice bien nourrie pouvait mener au sevrage dix ou douze chiens, moyennant les soins appropriés. On se souvient des photographies de ces mères généreuses et de leurs produits parus dans les illustrés d’élevage. Le nombre réduit de chasseurs à l’époque, le peu de valeur de chiens mal ou pas sélectionnés expliquent ce massacre des innocents sans le justifier. Que d’as en puissance ont été ainsi rayés du nombre des vivants et de médiocres conservés !

En passant, un paragraphe nous prie d’user discrètement de la consanguinité et particulièrement de l’in and in breeding, c’est-à-dire de l’inceste, et ce conseil de prudence m’a fait grand plaisir à moi qui considère que le procédé est en beaucoup de mains aussi dangereux qu’un rasoir aux pattes d’un singe.

Et nous voici au sevrage. Il ne sera pas dit que, là encore, on laissera faire la nature, c’est-à-dire l’instinct maternel. La mère sera complètement isolée de ses deux ou trois chiots à six semaines. Or on sait que la période de lactation active dure de sept à huit semaines. Malgré les précautions prises, les purgations, applications diverses sur les mamelles, on risque de douloureux abcès autrement pénibles et dangereux que quinze jours de lactation supplémentaire et d’ailleurs réduite, les chiots ayant déjà pris le goût d’aliments un peu consistants. On reconnaît maintenant que la lice doit pratiquer le sevrage naturel comme une louve ou une renarde ; mais beaucoup encore interviennent où ils n’ont que faire. Autrefois, c’était un dogme que cette intervention précoce, et, si on en juge par les résultats, il ne faut pas en être trop fiers.

D’ailleurs, comment devaient être nourris ces beaux fils objets de soins nombreux, sinon très éclairés ? Écoutez bien :

« Le pain et l’eau sans condiments suffisent à constituer une soupe saine et hygiénique pour tous les chiens en général. » Nous aurons, à défaut d’autres mérites, découvert que le chien n’est pas un carnivore. Inutile d’ajouter qu’il y a proscription de l’emploi de la farine d’avoine, à laquelle doit le foxhound une part de son incomparable ossature.

Tout ce que ci-dessus ne s’adresse pas aux veneurs du siècle dernier, qui, après le désastre de la Révolution, ont su perfectionner par retrempe judicieuse un cheptel appauvri, réaliser des chiens à chevreuil, notamment, jusqu’à eux inespérables. Ces sportsmen ne s’embarrassaient ni de règlements de valeur périmée, ni de respect de conventions ayant fait leur temps. C’étaient des observateurs simplement et qui osaient passer aux expériences. Il est vraiment pitoyable d’avoir à redouter pour les belles races réalisées un avenir plus qu’incertain, disons-le en passant.

Maintenant revenons à nos moutons pour constater, avec beaucoup d’indulgence, que le résultat de nombreux lustres d’un tel régime appliqué aux chiens de chasse autres que de vénerie ne pouvait être que désastreux. Qu’on dût admettre alors la supériorité écrasante des chiens d’arrêt anglais, des points de vue nez et qualité de l’arrêt, c’est peu surprenant. La sélection des nôtres était ce qu’on vient de voir et que chacun qualifiera comme il convient. Il y a eu beaucoup de progrès, mais beaucoup reste encore à faire. Combien a-t-il fallu combattre pour obtenir condamnation des chiens gigantesques et volumineux, dont tous les pays se sont débarrassés ! Que de fragmentations entre les rameaux à peine différenciables d’une même souche ! On a multiplié les cloisons et érigé en races de simples variétés. On a vu des races là où il n’y avait que les familles sélectionnées par tels éleveurs habiles. Il n’y a pas encore de doctrine stable, quoi qu’on en puisse penser, de doctrine défendable de la classification adoptée, du point de vue zoologie. On verra d’ailleurs, après l’épreuve en cours, combien de groupes classés seront réduits à rien. Toutefois, il ne sera pas permis d’en perdre les derniers et meilleurs éléments sous prétexte de conserver une chimérique et imaginaire pureté.

À côté des idées « rococo » d’autrefois, assez pardonnables à des gens privés des moyens d’étudier la zootechnie, certaines de nos erreurs semblent moins innocentes. C’est pourquoi j’ai voulu, en terminant, y faire allusion pour rabattre la superbe de mes contemporains, de ceux en particulier qui vous disent que tout est très bien et qu’il ne faut rien modifier. Ces gens-là datent du paléolithique pour les idées, car il est certain qu’à l’époque la pierre polie « rencontra des adversaires ». Dans l’ordre de la cynophilie pratique, nous en trouvâmes, il y a trente ans, les descendants spirituels, hérissés d’arguments pour prouver qu’en faisant un chien d’arrêt complet de l’Épagneul breton nous allions perpétrer le crime d’en compromettre la raciale pureté. Leur race à eux, elle est impérissable, car c’est sans doute une loi de la vie, qui veut qu’il y ait toujours, à côté des oseurs, des crampons pour les retenir.

R. DE KERMADEC.

Le Chasseur Français N°605 Janvier 1942 Page 14