« Pas de côtes ! Pas de côtes ! » Ces
mots magiques suffisent à décider les cyclotouristes de deuxième zone, et
surtout leurs épouses, à enfourcher les vélos, pour se rendre à Arcachon, à
Mimizan, Hossegor ou Biarritz.
Pas de côtes ! comme si tout se résumait à des côtes ou
à des « non-côtes », surtout quand on a un changement de vitesses
permettant, dût-on y mettre le temps, de tout monter sans mettre pied à terre.
Pas de côtes ! Vous m’amusez. Et le vent, n’est-ce pas bien pire que les
pires côtes. Et l’ennui ? Oui, je dis bien l’ennui !
Je plains les cyclotouristes qui ne font pas entrer dans
leurs calculs ce facteur capital et ne se rendent pas compte du rôle énorme que
joue le moral en matière de randonnée.
Les côtes, le vent, la pluie, le froid, la grosse
chaleur ... eh bien ! tout cela passe, tout cela fait partie du
programme, vous oblige à vous dépasser en vous dépensant. Or, il n’y a pas
d’entraînement meilleur que celui qui consiste à aller un peu au delà de ses
forces, très peu, mais un peu. Et puis, enfin, la voûte céleste n’a pas été
créée pour être uniformément bleue, et c’est « son droit » d’être
balayée de vent ou rayée d’averses. Nos yeux suivent ces sautes d’humeur du
ciel. Notre imagination y trouve un aliment. Mais ne rien voir ou voir toujours
la même chose, voilà la véritable épreuve.
Les pays de pins sont appelés forestiers, mais ne
constituent pas des forêts. Quand la route, étroite et sinueuse, passe en
pleine sylve colonnaire, je ne nie pas le charme particulier des bois de pins
et j’ai assez fait l’éloge des pistes landaises, et j’ai assez écrit sur les
étangs, canaux, courants du pays des dunes pour que l’on ne puisse me taxer
d’insensibilité à l’égard de ces parages odorants de résine et bruissants de
cigales,
Mais, quand on quitte les pistes, qui ne mènent pas partout,
et qu’on emprunte les routes, quel changement ! Les kilomètres deviennent
des lieues. On compte les bornes. L’ennui vous gagne. On se décourage. N’ayant
jamais à fournir l’effort d’une montée qui serait suivi du repos d’une
descente, on se fatigue beaucoup. La selle vous meurtrit. On change de
position ; mains en haut du guidon, mains en bas, droit, courbé. En somme,
on bafouille, et il faut que le parcours devienne tant soit peu accidenté pour
que l’on retrouve son style. Tous les cyclotouristes éprouvés me comprendront.
La route est droite et large. À une double muraille de pins
succèdent des étendues déboisées ou brûlées, sans un arbre.
Plate infiniment, la voie monotone a toujours l’air de
monter un peu. Dix secondes de roue libre et le vélo s’arrête. Jamais d’élan,
jamais de repos. Pas de lointains. Pas de rapprochés.
Au point de vue photogénique, le pays ne donne absolument
rien. Or, nos yeux sont des objectifs. Ils « demandent » des plans,
du fondu, du relief, des contre-jour, et plus que tout des sujets nécessitant
une mise au point, des premiers plans, ne fût-ce qu’une fontaine ou un mur de
clôture bas et moussu, ou une charrue sur le bord du chemin, ou un attelage,
mais bien davantage encore le décor d’un village avec sa halle, son clocher et
ses vieilles maisons. Cela, même les « philistins » l’éprouvent. Nous
ne pouvons nous soutenir, moralement et physiquement, avec le néant.
C’est pourquoi je recommande les grandes routes des pays de
pins aux courageux, aux stoïques, aux pédaleurs qui ont mis dans leur
programme : la lutte pour la lutte. Ils n’ont point tort, mais ils
sont très rares. D’ingénieux moralistes ont expliqué tous les malheurs des
hommes et des sociétés par la peur de l’ennui. Ce paradoxe n’est qu’apparent.
Il y a du vrai dans cet aphorisme.
À ceux qui résolument veulent « se dépasser », je
conseille donc une journée (et même plusieurs) de deux cents kilomètres en
ligne droite, sans une côte, avec des pins à bâbord et à tribord, le soleil sur
le crâne, le vent debout, sans que jamais le plus merveilleux de nos
sens : la vue, ait à s’employer ni pour repousser la laideur ni pour
s’emplir de beauté.
Quand ils auront compté deux cents bornes de ce néant, s’ils
sont heureux de leur journée, je les saluerai avec stupeur ... mais
respect.
Henry DE LA TOMBELLE.
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