On peut dire que toute la question coloniale repose sur les
transports. Depuis les premiers découvreurs portugais, c’est toujours elle qui
a été la pierre d’achoppement de toutes les expéditions, conquêtes, prises de
possession ou exploitations coloniales.
On venait d’Europe à la côte, plus ou moins rapidement, plus
ou moins régulièrement, mais à peu près sûrement. La perfection des voiliers
dès le XVIIIe siècle assurait des transports lents, saisonniers,
mais réguliers. Le XIXe siècle, avec la marine à vapeur, et le XXe,
avec l’apparition des navires à moteurs à combustion interne, donnèrent la
rapidité et la fréquence en évitant d’attendre les changements des moussons.
Les relations maritimes entre métropole et colonies étaient résolues.
Par contre, la solution des transports terrestres s’est
longtemps heurtée à des obstacles insurmontables. Partout, absence de routes ou
de chemins convenables. Pas de population pouvant fournir les travailleurs
nécessaires pour en construire. Dans toute la zone tropicale africaine, absence
d’animaux de trait ou de bât. Si des fleuves ou des lagunes existaient on
s’empressait de les utiliser pour la navigation fluviale. Le matériel est formé
de pirogues et radeaux. Dans la seconde moitié du XIXe siècle
apparaissent des chaloupes, à vapeur, remorqueurs et chalands, tous de très
faible tonnage. C’est ainsi que Faidherbe occupe le cours du Sénégal jusqu’à
Médine. De Brazza atteint le Congo par les voies de l’Ogooué-Alima et des
Niari-Kouliou. Les deltas de Cochinchine et du Tonkin furent occupés de même.
En partant de ces bases, on arrive à prendre possession du pays.
Mais ce n’est que par l’établissement de chemins de fer que
la mise en valeur du pays peut commencer. Seulement la construction d’une voie
ferrée coûte cher, demande beaucoup de main-d’œuvre. L’exemple de la
construction, au Sénégal, de la ligne de Dakar à Saint-Louis est typique. Il
faut tout importer, même les terrassiers (des Italiens) pour commencer les
travaux. Malgré tout, le résultat est remarquable. En deux ans, la pacification
est assurée, le trafic surprend par son rapide développement. Faidherbe le
précurseur avait vu juste en préconisant l’établissement de la voie ferrée de
la Côte au Niger et son étude au delà. Mais il faudra quarante ans pour que le
rail s’étende sans solution de continuité de Dakar à Koulikoro.
Au Tonkin, Paul Doumer entreprend la réalisation des projets
étudiés par Armand Rousseau. Malgré l’admirable réseau fluvial du delta et les
bas prix pratiqués par la batellerie indigène, les lignes couvrent plus que
leurs frais d’exploitation dès la première année.
Le chemin de fer ne suffit pas ; il ne peut aller
partout ; un important minimum de trafic doit être assuré, car sa
construction est dispendieuse. Il faut le comparer à un fleuve dépourvu
d’affluents, il faut lui en créer : d’où la construction des routes et
pistes. Malheureusement, les moyens d’évacuation sur ces routes manquent,
quelques chameaux et ânes au Sénégal, partout ailleurs le portage à dos ou à
tête d’homme. On ne peut aller loin, une étape, quelquefois deux représentent
la limite économique d’attraction pour la majeure partie des produits formant
le gros tonnage. (Les transports par voitures Lefèvre, traînées par des mulets
d’Algérie, ne purent servir qu’aux premières colonnes du Soudan, du Tonkin,
avant l’établissement du Decauville, de Phu-Tang, Thuong à Longson, et à
l’expédition Duchêne à Madagascar. Tous cas où le coût n’entrait pas en
considération.)
On a bien essayé la charrette à bras, très utilisée pour les
petits transports urbains, au Tonkin ainsi qu’en Haute-Volta, pour relier
Ouagadougou au chemin de fer en construction venant de la Côte-d’Ivoire.
Au Soudan, au Laos, on se sert aussi du bœuf porteur,
précieux animal ; comme il doit se nourrir le long de sa route, son allure
est très lente, enfin il lui faut des périodes de repos nombreuses et longues.
Tous les coloniaux ont vu la solution avec l’apparition de
l’automobile. Dès 1898, des essais furent tentés au Soudan, mais le matériel
était encore trop peu étudié. Ce n’est que vingt ans plus tard que le
lieutenant-gouverneur Henry, ayant accéléré la construction des pistes
sommaires reliant les postes, pu faire en automobile la tournée de tous les
cercles de sa colonie.
Selon la vieille tradition française, les premiers
occupants, aussitôt que les postes furent construits, établirent des
communications terrestres les reliant. On appela routes des pistes
rudimentaires, tracées le mieux possible pour permettre la circulation en
saison sèche, éviter les travaux d’art tout en réduisant les terrassements au
minimum. Les premières routes de Cochinchine, du Sénégal, du Soudan, de
Madagascar, de partout, commencèrent ainsi. Puis, en 1897, au Tonkin, un gros
effort fut fait dans les territoires militaires, par l’établissement de pistes
devant devenir des routes de trois mètres avec des ponts provisoires en bois,
dans certains points privilégiés de petits ouvrages en maçonnerie et même des
ponts Eiffel pouvant franchir jusqu’à vingt et un mètres en donnant passage à un
poids de quatre tonnes. Le système se généralisa partout, mais lentement, car
il coûtait assez cher et exigeait un personnel européen assez nombreux.
Depuis la fin de l’autre guerre, toutes ces routes furent
complétées, élargies, améliorées, empierrées, même asphaltées par endroits.
Quand le présent conflit éclata, les dernières étaient en construction ou
prévues. Les transports automobiles par camions, possibles à peu près partout,
amenaient un large appoint aux ports, fleuves et chemins de fer, même concurrençant
ces derniers dans certains cas. On a vu un transporteur privé possédant trois
camions prendre du fret à Bamako pour Dakar. Il marchait lui-même avec ses
camions, gagnait sa vie et faisait du bénéfice.
Or toute cette organisation des transports automobiles est à
reprendre complètement. Selon les colonies, l’essence fait défaut ou atteint
des prix prohibitifs qu’elle conservera peut-être bien probablement dans
l’avenir. Il faut donc trouver d’autres carburants.
Depuis longtemps la question était à l’étude. Les huiles
végétales peuvent obtenir une meilleure utilisation économique. La distillation
des graines grasses, graisses et huiles végétales inférieures donne une
excellente essence à point de congélation très bas, elle convient parfaitement
pour l’aviation, qui acceptera plus aisément son prix élevé. Seul le semi-coke,
résidu des cornues de distillation, pourra servir pour les gazogènes à charbon
de bois.
Il ne reste, comme solution pratique, que l’emploi des
camions à gaz pauvre, produit par un gazogène à charbon de bois ou à
l’anthracite pour le delta du Tonkin et le sud-ouest de Madagascar. Les
appareils producteurs de gaz pauvre étaient au point pour les moteurs convenant
aux camions, lors de la guerre de 1939. Ceux destinés aux moteurs plus faibles
des voitures dites de tourisme exigeaient encore quelques études.
L’installation de ces gazogènes sur des véhicules construits pour marcher à
l’essence se pratique couramment, mais il faut toujours compter une perte de
force d’au moins un quart, la voiture perd sa souplesse et ne peut plus rendre
les services d’antan. Par contre, les moteurs spécialement construits pour la
consommation du gaz pauvre donneront toute satisfaction. En 1909, l’ingénieur
Caze fit circuler dans Paris le premier autobus à gaz pauvre ; depuis,
malgré bien des hésitations, les principales firmes se sont décidées à
construire des camions basés sur l’emploi de ce carburant.
Parmi les véhicules en service aux colonies, nombreux seront
ceux qui ne pourront subir la transformation nécessaire. Ils ne seront pas
remplacés avant assez longtemps ; force sera pour certains petits
transports à courte distance de revenir aux procédés anciens, voitures à bœufs ou
buffles en Cochinchine, Cambodge, Laos et Madagascar ; aux bœufs porteurs
et aux ânes, où il en existe. Enfin, en dernière ressource, au portage humain,
de si faible rendement, si onéreux et si pénible.
Il y aurait un intérêt considérable à reprendre l’expérience
faite, il y a une dizaine d’années, à la Côte-d’Ivoire, de la domestication et
du dressage des petits buffles locaux résistants à la mouche tsé-tsé. Il
faudrait opérer des sélections pour améliorer les aptitudes au trait de ces
animaux. On pourrait aussi tenter d’y acclimater des buffles du sud de
l’Indochine, comme l’administration pénitentiaire l’avait fait avec tant de
succès en Guyane française. C’est le moyen de résoudre les petits transports et
le débardage forestier en A. O. F. et A. E. F.
Victor TILLINAC.
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