Au terme de ce voyage dans les principales colonies de
l’Afrique occidentale française, une conclusion s’impose : en une
quarantaine d’années, la Fédération a fait, en tous ordres dans tous les
domaines, des progrès surprenants, et elle ne s’arrêtera pas là, car l’élan est
donné.
Sa forte armature financière et économique l’a puissamment
aidée. Au-dessus des budgets locaux de chaque colonie, qui conserve son
autonomie, a été institué, en 1904, un budget général de l’A. O. F.
alimenté par des droits à l’entrée et à la sortie sur les marchandises et les
navires, contributions à vrai dire qui sont les plus productives, qui suivent
les fluctuations de l’activité commerciale de l’ensemble, mais qui pourvoient
aux dépenses d’intérêt général, spécialement aux grands travaux d’outillage
économique. Ce budget général est le soutien du crédit de l’A. O. F.
Ce que n’aurait pu entreprendre chaque colonie isolée, la Fédération l’a
réalisé. L’union fait la force. Les finances fédérales sont quasi à l’abri des
fluctuations, des moins-values qui peuvent mieux atteindre les ressources
locales séparées. Le Sénégal n’a pas le même régime climatique que le Dahomey,
le Soudan que la Côte-d’Ivoire. Qu’une mauvaise récolte d’arachides atteigne
durement le Sénégal, pays de presque monoculture, il y a des chances que les
palmiers à huile de la Côte-d’Ivoire et du Dahomey donnent une bonne production
ou que les bananes guinéennes et le cacao éburnéen se présentent en
d’excellentes conditions de réussite. Et réciproquement peut-on dire, car on
peut légitimement penser qu’étant donnée la diversité des régions et des
cultures il y aura compensation.
Tout dépend en effet des exportations de ce que la douane
appelle les produits du cru, de ce que les indigènes produisent, car ils n’achètent
de marchandises européennes que dans la mesure où ils ont vendu leurs récoltes.
Ils ont beau gagner, s’enrichir même, ils ne connaissent pas l’épargne
maintenant encore : insouciants du lendemain, ils n’en saisissent pas
l’avantage, ils ne la comprennent point, ne la pratiquent pas. L’exemple des
planteurs indigènes de l’Indénié (cacao) est typique à cet égard. Même
constatation s’il s’agit d’un petit cultivateur d’arachides, en général de tout
paysan noir, à quelque tribu qu’il appartienne.
Les ressources générales sont donc normalement à l’abri, le
crédit est solidement assis. Vues de l’esprit, hypothèses optimistes ? Que
non pas. Faits d’expérience acquise, une seule preuve : le gouvernement
général de l’A. O. F. a dû, pour l’équipement de la Fédération
(ports, chemins de fer, assistance médicale, etc.,), emprunter avec la garantie
de l’État français des sommes assez considérables. L’A. O. F. n’a
jamais fait appel à cette garantie, elle a toujours assuré elle-même, sur ses
ressources propres, l’amortissement et les arrérages de ses emprunts. Bien
mieux, elle a contribué par des crédits importants aux dépenses militaires
effectuées sur ses territoires : il s’agit cependant bien là de dépenses
impériales, des dépenses de souveraineté (et cette situation, soit dit en
passant, n’est pas spéciale à l’A. O. F. ; Indochine, Madagascar
sont dans le même cas). Il convient de souligner cette constatation. Trop de
nos compatriotes ne s’en doutent même pas. Témoin cet ami. Français moyen,
exerçant une profession libérale, à qui j’exposais tout ce qu’apportaient les
colonies à la mère Patrie et qui, en toute bonne foi, me répondait ;
« Oui, mais qu’est-ce que cela nous coûte ! » et il n’entendait
pas le prix lui-même des marchandises, mais les frais d’administration. « Rien,
lui répondis-je, bien au contraire, les colonies, l’A. O. F. en
particulier, sont parmi nos meilleurs clients et nos meilleurs
fournisseurs. »
Chaque année qui passe consolide et élargit les échanges
entre l’A. O. F. et la France. La métropole vendait naguère à
l’A. O. F. pour près de 800 millions et lui achetait pour 1 milliard
et demi de matières premières. Dans les échanges franco-coloniaux,
l’A. O. F. arrivait en troisième ligne, après l’Algérie, suivant de
près l’Indochine. Fait intéressant à noter, depuis quelques années s’établit un
courant d’affaires qui va croissant entre l’A. O. F. et l’Afrique du
Nord. Cette importance de l’apport de la Fédération à la France n’a rien qui
puisse étonner lorsqu’on a saisi sur place l’activité qui règne, au moment de
la traite sur les marchés d’arachides au Sénégal et du Soudan, quand on a vu
les chargements réguliers, en Guinée, des bananes ; à la Côte-d’Ivoire,
des bananes, du café, du cacao, des huiles et amandes de palme et les grosses
quantités de bois ; au Dahomey, des huiles et des palmistes, pour ne
parler que des principaux produits. C’est là un fret qui profite en grande
partie à l’armement français. À côté de ces profits, il est encore d’autres
qui, pour être moins visibles, n’en sont pas moins substantiels : les
intérêts payés aux porteurs de titres des emprunts de la colonie, les
dividendes touchés par les actionnaires des grandes sociétés commerciales et
autres dont les capitaux investis se chiffrent par milliards.
Si les Français retirent ces avantages de l’activité de l’A. O. F.,
les premiers bénéficiaires sont les indigènes, d’ailleurs les premiers artisans
de base, puisque leur travail et ses résultats commandent le développement
commercial. Aussi, en bien des régions, leur standard de vie s’est
singulièrement élevé. La vie sociale s’est ressentie de cet état de choses. Le
progrès marche vite en Afrique noire, progrès matériel, comme progrès moral.
Éminemment captivante une visite aux écoles normales ou professionnelles, non
moins attachante une inspection d’école primaire ou d’une école de brousse !
Symphonie encourageante en ce pays où la condition de la femme est inférieure
et navrante, les filles commencent à venir dans nos écoles ; nous avons
maintenant des institutrices, des sages-femmes indigènes, comme nous avons des
aides-médecins et des infirmières. Cet apprivoisement, cette éducation des
femmes seront d’un puissant secours pour l’évolution nécessaire de la société
noire. Le mouvement est donné jusque dans les villages. La « tache
d’huile » fera ici son œuvre. Il y a quarante ans, peu de choses en ce
sens. Esquisses il y a vingt ans. Aujourd’hui, vaste programme en voie de
réalisation. Il est à souhaiter que ce soient les écoles professionnelles et
les écoles rurales avec rudiment d’agriculture qui retiennent l’attention des
autorités.
On avance à grands pas, et pas seulement dans ce domaine
moral. La santé physique de nos pupilles a été de tout temps, dès le premier
jour de notre venue, l’objet des préoccupations gouvernementales. Hôpitaux,
maternités, dispensaires, tournées de vaccine ont été multipliés. Et comment ne
pas rendre hommage au dévouement professionnel du Corps médical, médecins
militaires et civils : ces derniers, attachés toute leur carrière à la
colonie, portent le nom significatif de « médecins de l’assistance
médicale indigène ». Des épidémies ont été jugulées, d’autres sont
contenues et régressent. Ce n’était pas assez. Les crédits affectés à la Santé
publique viennent de recevoir une forte augmentation. D’un recensement à
l’autre, le chiffre de la population augmente (dernier chiffre :
14.700.000). Ce qui manque le plus à l’A. O. F., c’est la
main-d’œuvre, et l’espace utilisable est immense. Nous commençons à récolter le
fruit de nos efforts pour l’amélioration quantitative et qualitative de la
race. Nos indigènes ne sont pas sans se rendre compte de l’action bienfaisante
de notre méthode civilisatrice.
Il reste encore beaucoup à faire, notamment pour le
relèvement de la condition de la femme noire. Une missionnaire, Sœur
Marie-Andrée du Sacré-Cœur, de l’ordre des Sœurs Blanches, docteur en droit,
vient de la décrire en termes saisissants dans son ouvrage : La femme
noire en Afrique occidentale (Payot, éditeur, Paris). Une femme
missionnaire, ayant vécu en contact quotidien avec les indigènes, ayant pénétré
dans les intérieurs familiaux, pouvait, grâce au privilège que lui valaient son
sexe et son activité, être en situation de mener à bien une telle enquête sur
un sujet de si primordiale importance au point de vue sociologique. C’est par
la femme que nous ferons la conquête morale définitive de ces populations
noires. Une société piétine tant que les femmes, conseillères des hommes,
éducatrices des enfants, demeurent proches de l’animalité. Un premier pas légal
a été fait, un projet de loi subordonne au consentement de la jeune fille la
validité du mariage (on dispose d’elle comme d’une chose dans la coutume
indigène) et assure à la veuve (elle fait partie de la succession) la libre
disposition d’elle-même. Nombreuses sont les jeunes filles sorties de nos
établissements d’instruction, donc évoluées, et qui doivent rester sous
l’empire de coutumes qui font d’elles non une personne humaine, mais un objet
de troc. Voit-on les jeunes noires chrétiennes ou catéchumènes (il y a 350.000
chrétiens noirs en A. O. F.), qui ont pris conscience de leur
relèvement, — car, dans les communautés chrétiennes, la femme a une
situation privilégiée, — retomber à leur asservissement ancestral ?
Cette réglementation nouvelle peut produire des effets incalculables. Mais il
faut la faire entrer progressivement dans les mœurs, tâche délicate que sauront
remplir la compréhension et le dévouement de nos administrateurs coloniaux.
C’est la nouvelle vie économique, substratum de la vie
sociale, qui a permis et développé les résultats acquis. Cette nouvelle vie
économique n’a été rendue possible que par l’équipement économique de la
colonie : la création de ports : Dakar, grand port pourvu d’un
outillage moderne, Conakry, bientôt Abidjan ; l’amélioration des rades,
Sassandra, Cotonou, et par l’établissement de voies de communications à
l’intérieur.
Il y a trente ans, 300 kilomètres de chemins de fer,
quelques routes. Aujourd’hui, 3.600 kilomètres de voies ferrées et 60.000 kilomètres
de routes. Le plan ferroviaire conçu avec beaucoup de raison en 1904, avec une
claire vision de l’avenir, a dessiné l’ossature générale. D’un point
judicieusement choisi sur la côte, la locomotive s’élance dans l’arrière-pays,
vers ou dans la boucle du Niger, ces divers tronçons pouvant ultérieurement
être reliés entre eux par un transnigérien et se souder au transafricain. Ce
réseau d’ensemble est en voie d’achèvement. Vient maintenant se poser le
problème, en A. O. F. aussi, de la coordination du rail et de route,
mais sur un tout autre plan qu’en France. En raison des progrès constants
réalisés pour la traction automobile, les artères centrales des colonies étant
desservies par les railways, ne convient-il pas maintenant de pousser plutôt la
construction des routes ? L’A. O. F. n’a ni charbon ni carburant
naturel, du moins présentement, sauf le bois. Mais le moteur à huile végétale
est au point, le pays tout entier « sue l’huile », la question du
carburant de synthèse en partant des matières grasses végétales est très
poussée sur place. Avec les automobiles, on circule désormais partout. Les
artérioles du système des communications doivent être automobiles, nos
constructeurs ont depuis longtemps mis au point des voitures coloniales.
Pour considérables que soient les progrès accomplis en un
court laps de temps, il reste encore beaucoup à faire (hydraulique agricole
déjà représentée par les magnifiques réalisations de l’Office du Niger,
appareillage électrique, dans l’ordre matériel, amélioration de l’hygiène des
noirs, lutte contre la mortalité infantile, relèvement de la condition de la
femme). Ce sera l’œuvre de demain. Mais, dès à présent, c’est une œuvre
immense, humanitaire et sociale, que nous avons menée à bien, notre action en
A. O. F. nous fait le plus grand honneur : le loyalisme des
populations en est la meilleure preuve, le bénéfice que nous en tirons pour
notre économie nous paie des sacrifices financiers engagés. À huit jours de
distance par mer (colonie tropicale la plus rapprochée de la Métropole), l’A. O. F.,
en plein dynamisme, poursuit sa marche vers de grandioses destinées.
G. FRANÇOIS.
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