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Chasses au Laos

Le grèbe et l’héliorne.

Il s’agit d’un petit grèbe d’eau douce dont la taille est inférieure à celle du grèbe castagneux et marin d’Occident. Les Laotiens l’appellent nok mout nam, ce qui veut dire « oiseau plongeur », et les Annamites con ba nhic. Les chasseurs coloniaux lui donnent, à tort, le nom de « plongeur » qui appartient à une espèce voisine, mais inconnue sous les tropiques.

Ce grèbe est un oiseau plat à ventre blanc argenté, au manteau gris brun, ce qui le différencie encore de son congénère précité. Le bec et les pattes, y compris les membranes frangées des pieds, sont noirs, il n’a pour ainsi dire pas de queue et je ne lui ai jamais vu de collerette. C’est très probablement le sous genre sylbeocyclus des naturalistes. Il passe pour se nourrir de poissons qu’il attrape en plongée et d’insectes qu’il cueille sur l’eau. C’est de là que vient assurément la non-comestibilité de sa chair. Aussi ne le chasse-t-on que par distraction ou par curiosité.

Cet oiseau tropical d’Asie est doué d’une virtuosité aquatique sans égale parmi le gibier de marais. Aussi, est-il fort difficile à approcher dans les étangs, les lacs ou les cours d’eau calmes où il se cantonne exclusivement sans être très commun. À la moindre alerte, il plonge et remonte à la surface fort loin de l’endroit où il a disparu et va, pour se dissimuler, dans les herbes ou les roches, parmi lesquelles on ne peut l’apercevoir. Cependant, il lui arrive parfois de prendre son vol, ce qui semble constituer de sa part une manière de tour de force, car il bat longtemps la surface de l’eau avant de se décider à prendre l’air de ses petites ailes qu’il agite violemment. Alors très facile à tuer, on le voit tomber et flotter, les larges doigts frangés de ses pattes ouverts en l’air. S’il n’est que blessé, il plonge et va se cramponner, non loin de la surface, à un appui quelconque, ne laissant émerger, afin de pouvoir respirer, que l’extrémité de son bec. On ne peut réussir à le récupérer qu’à l’aide d’une loutre dressée à la chasse au gibier de marais et que l’on connaît au Laos sous le nom de nak ou « chien de rivière ». J’ai possédé un de ces pseudo-chiens pendant deux ans et je peux affirmer ici qu’aucun chien de chasse, même parfaitement dressé, ne peut égaler la virtuosité et le flair nautique d’un nak.

Je retrouve dans mes notes de l’époque qu’un jour où je chassais des canards « dafila » sur un vaste étang, je blessai d’un même coup de fusil un grèbe qui se trouvait près d’eux et que je n’avais même pas aperçu. L’oiseau s’était trouvé par hasard sur la trajectoire d’un de mes plombs. Ma loutre mit deux fois plus de temps à récupérer l’unique grèbe blessé que deux des canards qui avaient été l’un tué, l’autre blessé.

Malgré tous mes efforts et en dépit d’une patience qui méritait un meilleur sort, je n’ai jamais pu voir de jour, même de loin, ces oiseaux sur le sol. Par contre, j’en ai vu la nuit, au clair de pleine lune, nager vers la rive et prendre pied sur la berge où ils avaient alors une vague allure de pingouins tellement leurs jambes sont placées en arrière, comme c’est le cas des palmipèdes. Ils venaient à l’appeau qu’un de mes hommes initié à cette chasse nocturne fabriquait avec un entre-nœud de petit bambou et qui reproduisait leurs cris rauques à s’y méprendre. Un coup de fusil heureux en laissa trois au bord de l’eau où mon compagnon n’eût plus qu’à les ramasser.

Je ne crois pas que ces oiseaux émigrent. Ils doivent être sédentaires et même ne changer de secteur que quand ils ne trouvent plus rien à manger, par exemple au moment du changement de niveau des eaux. Il m’est arrivé un jour de trouver un nid de grèbe construit dans de hautes herbes aquatiques résistantes et d’y récolter des œufs d’un blanc sale dont la grosseur était à peu près celle des œufs de pigeon. La couveuse s’était enfuie de loin à mon approche et m’avait ainsi indiqué l’emplacement. Sans succès, j’ai essayé de mener à bien cette couvaison par les soins d’une cane domestique ; le petit, presque formé, ne sortit pas de sa coque et mourut.

Je ne peux terminer cette étude sur le grèbe du Laos sans parler d’un autre oiseau du même genre, mais beaucoup plus gros et qui paraît très rare dans ce pays. C’est l’héliorne, que j’ai mis plusieurs années à identifier. Un chasseur colonial n’est pas forcé d’avoir des connaissances étendues en ornithologie ! J’ai cru pendant longtemps qu’il s’agissait d’une sorte de foulque d’autant que les ouvrages d’histoire naturelle spécifient nettement que l’héliorne (quand ils veulent bien le mentionner) habite l’Amérique du Sud ...

Cet oiseau a le dos brun, le ventre et la poitrine gris clair, des jambes vertes ; le bec et les membranes des pattes sont jaunes. L’ensemble est terne, malgré le nom reluisant d’héliorne dont les naturalistes l’ont affublé. Ce seul détail suffirait à expliquer ma longue indécision.

Les héliornes que j’ai réussi à abattre et à récupérer non sans peine se trouvaient dans la forêt noyée (li pi) qui s’étend dans le Mékong, au nord du Cambodge, sur une étendue considérable : plus de 30 kilomètres de long sur une moyenne de 2 kilomètres de large. C’est en recherchant des billes de bois de teck en vrac qui, aux hautes eaux précédentes, s’étaient engagées et arrêtées dans des chenaux fort éloignés des grandes passes où évoluent les bateaux, les pirogues et les radeaux, que j’ai remarqué ces oiseaux pour la première fois. Je n’en avais jamais vu ailleurs. À l’arrivée de l’homme, ils sont pris d’une sorte de panique et se sauvent à la nage pour se réfugier dans les taillis impénétrables des berges recouvertes de végétation et fort éloignées de toute agglomération humaine.

Un seul de mes chasseurs professionnels put me documenter sur ce rara avis, sans qu’il ait pu me dire son nom vernaculaire.

Mon chasseur n’en avait jamais tué au fusil parce que la chair est aussi détestable que celle du grèbe, mais il en avait capturé un sujet avec un piège puissant installé dans des herbes Ludwigie et qui était destiné à la capture de poules sultanes. C’était, paraît-il, une mère qui portait encore ses petits sur son dos au moment où l’homme la captura à la main. La mère mourut peu après et les petits héliornes grandirent parmi des canards avec lesquels ils faisaient fort bon ménage.

Guy CHEMINAUD.

Le Chasseur Français N°606 Février 1942 Page 73