Ça commence ainsi que le pastiche fameux de Coppée
par Charles Muller dans À la manière de :
Automne vingt et un. La gare Montparnasse,
Encombrée de chasseurs, de chiens de toutes races,
Nous lançait vers l’Ouest, avides d’aventures,
Car, lendemain dimanche, on fêtait l’ouverture.
Mon chien, mon frère et moi, dans le compartiment,
Par la portière ouverte, humions déjà le vent
Qui traînait sur le soir, par les champs alanguis.
Il nous semblait entendre appeler les perdrix
Et deviner au loin la fuite d’un levraut ...
* * *
L’Albert nous attendait à la gare d’en haut.
La gare d’en haut, par opposition naturellement à la gare
d’en bas (d’ailleurs, cette dernière, la seule, la vraie), c’est Savigny-la-Brunellière
réservée aux arrivées et aux départs clandestins. On est, de la gare d’en haut,
rendu dans le bourg, sans tambour ni trompette, par un de ces chemins vagues et
creux à tournebouler les cartographes et qui caractérisent ce pays du
Bas-Perche, aux confins du Loir-et-Cher et de la Sarthe.
Notre hôte et cousin, l’Albert, marié et fixé depuis la
guerre à Savigny-sur-Braye, avait judicieusement donné à notre débarquement ce
cachet de discrétion, afin de n’éveiller que le plus tard possible les
inquiétudes et les susceptibilités des collègues du cru, hostiles, comme
partout, à la concurrence étrangère. C’est là de pertinente politique en
territoire de chasse banale. Il nous l’exposa pendant la veillée, lors de
l’établissement du programme. « Mieux valait se faire voir par corps le
moins possible. » Les coups de fusil étaient inévitables, certes, puisque
nous étions là pour chasser et que l’on n’a encore découvert aucun autre moyen
de persuader le gibier, qui, d’autre part, ne manquait pas. Mais les quelque
cent cinquante porteurs de permis de la localité — qui comptait deux mille
habitants en tout — n’apprendraient notre présence et le sens de notre
activité que trop tôt ...
« Graduons la surprise et le choc afin de les atténuer.
Sans doute, la chasse était ouverte à tous, sur la vaste étendue communale,
ainsi qu’il nous l’avait écrit en un exposé tentateur, mais, bien entendu, sous
réserve du respect des vignes, des topinambours, des navets et autres
légumineuses fragiles ... »
En outre, l’Albert, nouveau venu dans la légion armée
savinienne, avait à prendre des précautions diverses, à ménager des privilèges
d’ancienneté, de famille, de bon voisinage ... Il n’était pas question de
se jeter tête baissée devant soi sans souci des tenants et des aboutissants,
ainsi que des limites de Savigny, lequel avait des voisins peu commodes pour ce
qui touchait aux choses de la chasse, notamment à Fortan.
... Ah ! les gars de Fortan ... Et aussi ceux d’Épuisay,
d’ailleurs tout proches et pareillement dangereux ...
Le visage naturellement amène et pacifique du pusillanime
Albert se crispait à l’idée d’une collision aux coins des bornes frontières
avec ces intransigeants Fortaniers, aussi bien qu’à l’évocation de la rude
figure du père Attouvin, armé d’une fourche acérée et qui ne pouvait supporter
le passage d’un chien d’arrêt dans son clos, rapport aux dindons, ou de la mère
Barboire qui avait « poisonné » les alentours du lieu.
Bref, si l’Albert n’avait écouté que son courage, il se fût
cantonné strictement, en attendant que la fièvre martiale des premiers jours
soit dissipée, sur les terres et dans les bois du beau-père, encore que le
taillis, à l’en croire, regorgeait d’aspics — et des rouges, les plus nuisants
— dont il avait une horreur maladive. Mais, connaissant notre goût du
risque et notre impétuosité, l’Albert savait que nous ne nous accommoderions
point de ces lisières et que nous gagnerions immanquablement à sa main. Afin de
limiter les dégâts, il avait pressenti un vieux chasseur du pays, maître Glaume,
qui nous chaperonnerait le lendemain. Son prestige, son autorité et sa parfaite
connaissance des lieux réduiraient au moins la portée des bévues, impasses et
vicissitudes multiples auxquelles nous étions promis.
La nouvelle famille de l’Albert, qui avait accueilli les survenants,
leurs armes et leur volumineux bagage de la façon la plus cordiale, avec toutes
les gracieusetés du monde, ne s’associait point à ce pessimisme. Son épouse, la
charmante Juliette, le raillait tendrement, tandis que Mme D ...
hochait la tête avec indulgence sous sa « gouline » blanche et que le
beau-père reversait à la ronde, afin de réconforter le défaillant, d’une
« goutte » parfaite, d’or pâli par les ans, plastique plutôt que
liquide et qui fondait autour de la langue comme du miel.
Seul, Fidèle, l’épagneul de l’Albert, inapprochable pour
tout autre que son maître et blotti, en grondant, sous sa chaise comme s’il
avait eu à ses trousses tous les chiens de Fortan et d’Épuisay déchaînés,
semblait partager le tourment de ses appréhensions, fixant sur ma chienne
Topette, insouciante et folâtre malgré la menace du poison de la mère Barboire,
un morne regard de condoléances anticipées.
* * *
Le départ, à l’aube du lendemain, ne fut pas, comme en tant
d’occasions analogues, un défilé glorieux dans les rues du bourg, « en
fanfare », avec accompagnement des abois de la petite meute. Conformément
aux principes de l’Albert, ce fut plutôt un départ à la sauvette, honteux,
rasant les murs et sur la pointe des pieds.
Maître Glaume devait nous joindre à un carrefour de haies
épaisses, plusieurs fois centenaires. Un croissant de lune pâlissait à
l’occident, avec les dernières étoiles. Une brume légère mouillait nos
vêtements. Nous frissonnions. Un vrai rendez-vous de druides ou de chouans.
Soudain, sans un froissement, sans un murmure, comme si les
buissons se fussent écartés pour lui livrer magiquement passage, maître Glaume
surgit du décor, à nos côtés, comme une émanation même du brouillard.
— Me v’là, les gars, chuchota-t-il en une brève et
confidente présentation.
Puis il prit le commandement du groupe et la direction des
opérations sans d’ailleurs daigner nous mettre dans le secret de ses desseins
et des manœuvres élaborées pour les réaliser. Quand il avait humé le vent,
écarté les ronces d’un hallier pour examiner l’étendue offerte et supputé
« les possibilités de présence » du gibier, il exprimait des ordres
du doigt et de l’œil plutôt que d’une voix avare et rocailleuse.
Bien que ce ne soit pas là encore le Perche impénétrable et
profond de la guérilla chouanne, nous évoluions dans son atmosphère reconstituée ;
il nous semblait, reportés à plus d’un siècle en deçà, suivre Branche-d’Or ou
plutôt Fend-l’Air pour aller retrouver ces messieurs.
Prends ton fusil. Grégoire, et ta gourde pour
boire !
La pétoire elle-même de maître Glaume était indubitablement
de l’époque. Elle n’en faisait pas moins de consciencieuse besogne, ne fut-ce
que par l’émission d’un opaque nuage de fumée noire, tel un destroyer se
dissimulant après un torpillage, derrière quoi nous opérions une retraite
immédiate après la bordée. Chacun tirait à son tour, car maître Glaume, ayant
connaissance d’une compagnie de perdreaux ou sachant le gîte d’un lièvre,
n’attaquait pas avec toutes ses forces. Un chasseur seulement se voyait
délégué. Les autres, à l’abri de la haie, dans le chemin creux, guettaient le
résultat. Celui qui était momentanément à l’honneur, ou à la honte, suivant ce
qui advenait, devait, après avoir fait feu, rallier immédiatement un point
donné, à certaine distance où Fend-1’Air combinait un nouveau plan. Cette
tactique offrait, en tout cas, l’avantage de supprimer la préjudiciable
émulation qui, en cette première journée d’ouverture, eût fait partir
simultanément nos huit coups — ou plutôt sept, puisque maître Glaume
n’officiait que d’un seul canon, long d’un mètre vingt-cinq il est vrai, ce qui
compense à l’essor de la caille ou à l’apparition du lièvre. Seul, le chasseur
arrive plus aisément à se recueillir, à se contenir, à dominer les impulsions
et les entraînements aveugles si nuisibles à la rectitude du tir. De plus, on
se sentait poignardé dans le dos par le regard impitoyable de maître Glaume qui
ne manquait pas de faire la critique de la manœuvre et ne péchait point par
excès d’indulgence envers les erreurs commises dans l’appréciation du vent, de
la distance, dans la promptitude à doubler la pièce :
— C’est ben la peine ed’ cracher par deux
tuyaux ! ...
Et surtout, en cas de réussite, à la ramasser :
— Ce n’est jamais trop tôt qu’elle est à l’abri dans le
carnier !
Il y mettait, quant à lui, une incroyable célérité,
survolant le trèfle ou les pommes de terre à gigantesques enjambées, fonçant
dans le maïs comme un vieux sanglier et devançant à tout coup la fougue de
Topette et de Fidèle.
Le souci dominant de maître Glaume, proscrivant toute parole
inutile, haussant un œil au ras des échaliers et scrutant longuement les
perspectives soudain découvertes avant d’y risquer ses troupes, s’attachait,
autant qu’à ne pas effaroucher le gibier, à esquiver toute rencontre. La vue
d’un bonnet ou d’une blouse à l’horizon déterminait automatiquement un
changement de cap de notre route, ainsi que les détonations plus ou moins
proches signalant un groupe de concurrents. Si grands étaient son flair et son
habileté que la journée se passa sans abordage, malgré certaines proximités critiques
dont celle des gars de Fortan, facilement identifiables à leurs clameurs
guerrières et qui, sans le savoir, nous avaient cernés dans un boqueteau aux
frontières des deux communes. Nous y restâmes tapis sous la fougère un bon
moment, jusqu’à ce que la rumeur de la cohorte se fût éloignée dans la
direction du bistro de la Poulinière, célèbre par son vin blanc des coteaux du
Loir. Cette particularité, alors révélée, poussait fort certains d’entre nous à
prendre tout pacifiquement le même chemin.
Maître Glaume se montra inflexible et son ascendant s’était
établi, dès les premières minutes, de manière telle qu’il n’y eut pas de
protestation dans le rang, mais seulement une ferme résolution intérieure de se
dédommager par la suite, lorsque nous serions débarrassés de cet intransigeant
mentor, livrés à notre propre gouvernement. De même, nous n’eûmes pas
l’inconvenance de lui demander les raisons de ces marches, contremarches et
déplacements en voltige qui vous promenaient suants et le cœur en déroute d’un
point du territoire à l’autre, sans apparente utilité cynégétique. À peine
avions-nous tiré quelques coups de fusil dans un coin, songeant à entreprendre
une compagnie dispersée, que maître Glaume nous entraînait, tambour non battant
et profitant des moindres couverts et accidents de terrain, aux antipodes du
canton. L’Albert, furtivement interrogé, jurait, avec une mauvaise foi
évidente, ne rien savoir des motifs puissants de pareille ligne de conduite.
Ils nous furent cependant dévoilés le soir, au terme de cette chasse échevelée
et fantomatique, qui vous laissait hallali debout, après sûrement dix lieues de
détours, pointes et hourvaris, avec, à midi, un arrêt express comme dans un
buffet de gare, à la Gilotière, petite métairie perdue au fond des bois, dont
la situation permettait de défier toute surprise et où la maîtresse nous avait
mitonné un admirable déjeuner rustique, digne d’égards plus prolongés.
Nous prîmes congé de maître Glaume à la brune, dans le même
appareil de mystère que le matin, lui demandant, par pure formule de politesse,
quand nous aurions encore le plaisir de galoper dans les champs à ses trousses.
Toutefois, de préférence, pas avant deux ou trois jours ...
Le rire classiquement silencieux de Bas-de-Cuir éclaira son
visage raviné pour la première fois.
— Moi, les gars, c’est bien simple ... Je remets
ça au clou — il désignait affectueusement son espingole — jusqu’à
l’année prochaine ... S’avez donc pas compris ? On voit ben que vous
êtes d’un pays de braves gens. (Son sourire narquois disait éloquemment que,
dans sa pensée, il avait pour l’entendement desdits braves gens une ironique
compassion.) C’est que moi, voyez-vous, j’ons mon permis à la pointe de mes
souliers ... J’aime ben le gars champêtre, j’aime ben les gendarmes, mais
pas aujourd’hui ... Ni vu, ni connu ... Jusqu’à l’an
prochain ...
Et, pirouettant sur ce permis imprévu pour les naïfs
que nous étions, maître Glaume s’évanouit sous la ramure sans plus de
cérémonies, tandis que l’Albert dûment stylé par l’exemple de cet étonnant
meneur d’ouverture s’esclaffait à la muette.
La rentrée à la maison de la Fontaine, petit faubourg de
Savigny où habitaient nos hôtes, fut triomphale. Au fond les beaux-parents de
l’Albert n’avaient jamais cru que modérément aux capacités cynégétiques effectives
de leur gendre et de ces cousins qui, la veille au soir, racontaient des
chasses de leur pays. C’était bien des cousins germains, sans doute, mais qui
venaient de loin ...
Quand les perdreaux, lapins et cailles furent étalés sur la
table de la cuisine, tandis que Fidèle se réfugiait en grognant dans son coin,
il y eut un moment de stupéfaction, une demi-seconde d’incrédulité, puis, les
yeux frottés et les mains convaincues par le contact des plumes et du poil, une
marée d’admiration qui se propagea immédiatement jusqu’au cellier pour revenir,
en ondes bienfaisantes, tôt réparatrices de l’épuisement où nous avait plongés
la stratégie défensive de maître Glaume.
* * *
Nous ne l’avons jamais revu. Il était pour nous, dès ce
soir, rentré définitivement dans les brumes de la légende. Mais nous ne l’avons
jamais oublié ; à preuve cette locution familièrement cités après vingt
ans et pas seulement pour ce qui concerne la chasse, mais tous les domaines de
l’humaine activité : « Rattrape donc voir maître Glaume ! »
dans le sens de celle, évidemment plus classique et répandue : « Tu
peux toujours courir ... »
Jean LURKIN.
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