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Fricoteau

De qui tenait-il ce nom cocasse ? C’était un chien mal léché, ébouriffé et rêveur. Il avait hérité de quelques ascendants cockers l’oreille frisée et l’intelligence. C’est à celle-ci d’ailleurs que, dans sa prime enfance, il avait dû la vie. Sa mère l’avait à peu près renié. Pour les autres, des coups de langue pleins de sollicitude. Pour lui, des regards durs et des retroussis de lèvres tristement éloquents. Aussi avait-on décidé de faire disparaître un animal aussi mal venu. Pourtant il était si drôle avec ses moustaches de grenadier et sa barrette de longs poils, son œil doré était si expressif que finalement on lui fit grâce.

Lorsque les petits chiens commencèrent à se familiariser avec la jatte de lait préparée à leur intention, l’un d’eux se distingua par son absence de gourmandise. C’était Fricoteau. Ses frères, en galops cahotants, le bousculaient. Bien souvent, lorsqu’il arrivait, rien ne restait de la pitance commune. Placidement, notre jeune animal retournait à ses méditations. Cette tendance à l’originalité s’accentua avec l’âge. Sans raison apparente, il lui arriva de s’épuiser en des courses solitaires avant de gagner, hirsute et haletant, le coin de soleil où il endormait sa fatigue et sa joie. D’autres fois, bizarrement affaissé contre un coin de mur, les reins détendus et les pattes molles, il se perdait dans les sommeils que ne troublaient ni les taquineries des mouches ni le bavardage des volailles de la ferme.

Chien d’aveugle, Fricoteau eût été un compagnon magnifique. Avec une bonne grâce sans égale, il eût accepté de déjouer pour son maître les pièges de la rue ou de conserver des heures une sébile aux dents. Chien de cirque, il eût pu faire les beaux jours d’une assistance enfantine. On l’imagine sans peine promenant sa fantaisie et son pelage terne entre une écuyère rose et un clown pailleté. Mais son maître avait décidé qu’il était né chien de chasse et chien de chasse devait rester. Pour quelle mystérieuse cause résisterait-il aux appels de l’hérédité et aux suggestions du dressage ?

Fricoteau avait maintenant trois ans, l’âge où un chien normal commence à maîtriser sa fougue et à écouter la voix de sa jeune expérience. Certes, il consentait avec joie à gambader à travers champs. Lorsque l’allure d’un de ses congénères annonçait l’envol proche d’un perdreau ou d’une caille, notre ami avait l’air de s’intéresser beaucoup à ce manège, sans d’ailleurs découvrir la raison de ces battements de queue et de ces reniflements prolongés. Et, quand, dans la blondeur de septembre, un bel oiseau éparpillait au vent ses plumes blessées, Fricoteau ne trouvait dans cette chute ni charme ni récompense.

Son maître l’emmenait parfois en direction des prairies, où se cachent les râles de genêt. Là non plus, rien n’intéressait Fricoteau. Il gambadait entre les vergnes, heureux sans doute de goûter la caresse des longues herbes, mais insensible à la présence des oiseaux qu’un sillon fugace annonçait souvent devant lui. Les soirs d’hiver, lorsque les hommes et les chiens conjuguent leurs rêves en regardant monter les flammes, Fricoteau savourait la douceur du moment sans tressaillir aux réminiscences de la forêt et de la lande. Les mois succédaient aux mois. Il semblait que notre chien dût rester toute sa vie une bête aimable et inutile, à classer entre le poulet apprivoisé et le matou vieillissant. Mais un jour vint ...

C’était un matin comme tant d’autres. Un fin brouillard, qui atténuait les couleurs et les sons, se dissolvait lentement. Fricoteau, le nez au vent, tout heureux de jouir de l’air pur et de la rosée, courait devant son maître, sans que celui-ci, qui en avait pris son parti, songeât à rappeler un aussi piètre auxiliaire.

Le chien venait de s’engager dans une vigne. Tout à coup il ralentit sa marche. Quel drôle de parfum flottait par là. Ce n’était pas l’odeur de la viande fraîche que le maître distribue parfois le soir aux limiers fatigués. Ce n’était pas le fumet des bêtes mortes qu’il est défendu d’arracher au terreau de la ferme.

C’était léger, immatériel, et pourtant savoureux et puissant à en chanceler. Et Fricoteau comprit. Entre deux ceps, à l’abri des larges feuilles, une bête était là, une bête rousse, allongée et immobile. Des animaux de cette sorte, Fricoteau en avait déjà vu. Leurs cadavres disloqués se balançaient rituellement dans la grande cuisine entre la gibecière et le fusil. Mais c’était la première fois que, de cette manière, il en surprenait un.

L’âpre odeur du sauvage le baignait et lui coulait au long des reins une chaleur inconnue qui bandait ses muscles et l’immobilisait étrangement, œil dilaté et oreille dressée. Dans le bouleversement éperdu de ses instincts, dans la montée de l’hérédité triomphante, Fricoteau frémit. Un chant grêle et précipité lui éclata aux dents, et ses pattes poilues, qui n’avaient jamais couru que les animaux familiers, s’allongèrent désespérément derrière le fantôme roux qui, là bas, entre les ceps, galopait, galopait.

Depuis ce jour, on voit dans l’œil doré du chien la petite flamme que possèdent ceux qui ont donné un sens à leur vie. Car Fricoteau est devenu un fameux chasseur.

Jacques GUIONNET.

Le Chasseur Français N°606 Février 1942 Page 80