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Tortues d’eau et poissons

Réponse à M. G. Thuillier, abonné, à sa question : « Les tortues sont-elles nuisibles aux poissons ? »

D’après les descriptions données, il s’agirait de la Cistude d’Europe (Cistudo Europæa). De forme ovale, son bouclier présente une vague ressemblance avec une demi-coquille de noix ; le plastron plat, quelquefois légèrement concave, comporte douze écailles, alors qu’on en compte trente-six sur le bouclier. Mais ce n’est pas un caractère toujours constant ; là comme partout, l’exception confirme la règle.

Il est de fait que la cistude a le bouclier noirâtre, voire noir rougeâtre, souvent strié ou ponctué de jaune. Le plastron jaune est marqué de brun. Cette couleur jaune se retrouve sur la tête, le cou, la queue, les membres et jusque dans l’œil.

La tête, le cou et toutes les parties du corps de notre chélonien trouvent un abri sous sa carapace à la moindre alerte, mais, d’un commerce facile, l’on arrive, à force de soins, à vaincre sa défiance et à se l’attacher de façon surprenante. Petit animal intelligent et inoffensif pour l’homme, elle rivalisera d’empressement, de cette joie animale qui anime Médor ou Minette à l’approche de son maître. Elle viendra chercher dans la main un morceau de viande, même un escargot. Pour en arriver là, ce sera une question de patience, car notre amie est une grande timide ; ne jamais lui faire grise mine, être plein de prévenances pour elle, et, bientôt, vous aurez la récompense de votre assiduité. J’en appelle à ceux qui en ont eu dans leur bassin de ces tranquilles et plaisantes nageuses ; avec quelle célérité elles viennent à vous dès qu’elles vous aperçoivent, faisant leurs petites folles à la surface de l’eau.

Ses membres sont assez robustes pour un si petit animal, et nous comptons cinq ongles aux pattes avant, alors que nous n’en avons que quatre aux postérieures. Des membres si trapus peuvent s’expliquer par le fait que la cistude est une « pelleteuse énergique » et qu’elle ne répugne pas, à l’occasion, à déchirer ses proies.

Sa bouche possède une langue épaisse, charnue, et ses mâchoires, où manquent les dents, n’en possèdent pas moins une substance cornée résistante et assez tranchante.

Son habitat est l’Europe, comme son nom l’indique, et nombreux sont encore, à l’heure actuelle, ses lieux de résidence en France (Gironde, Charente, Indre, etc.) ; on cite sa rencontre jusqu’en Pologne, sans parler des élevages faits par des particuliers dans plusieurs parties de notre pays. Il est à remarquer qu’elles craignent une grande chaleur et qu’on ne les trouve à l’état sauvage que dans les étangs peu profonds (tortues bourbeuses), où, aux jours ensoleillés, elles vont jusqu’aux berges se chauffer au soleil, à moins qu’elles ne préfèrent rester à la surface de l’eau. C’est aux beaux jours que leur instinct carnassier est en déficience, et, vers la fin septembre, elles arrivent à se sustenter sur leurs propres réserves et vivront ainsi jusqu’au printemps suivant dans leurs quartiers d’hiver creusés sur les berges ou enfouies au fond de quelques crevasses naturelles.

De quoi vit notre cistude ? Eh bien ! disons-le tout net, dans le cas signalé, il semble bien que l’on doive accuser notre chélonien des méfaits constatés. Elles sont trop nombreuses et, nécessité n’ayant pas loi, nul doute que frai et alevin font les ... frais du repas. Certes, à l’encontre de la tortue grecque, nous avons là un animal carnivore, exclusivement. En nombre restreint, elles sauront se contenter de mille insectes qui vivent dans l’eau ou y tombent ; au cours de leurs sorties de l’élément liquide, elles se feront un régal des limaces et autres fléaux de nos jardins, peut-être pas sans dédaigner, à l’occasion, quelques alevins au retour dans l’étang. Mais le surpeuplement que semble indiquer vos prises ne peut être que néfaste aux progénitures de la gent poisson. Car, si elles prisent fort le poisson, il est démontré que celui-ci lui échappe sans peine, à moins qu’il ne soit affligé de quelque incapacité physique à la fuite.

D’une longévité extraordinaire — un siècle, dit-on — les femelles deviennent aptes à la reproduction vers la vingtième année, alors que le mâle a, depuis sa quinzième année, goûté les joies du ménage. L’accouplement se fait dans l’eau et parfois si malheureusement qu’il n’a pas été rare de trouver l’un des époux purement et simplement noyé ! On retrouve chez les mâles les caractères combatifs de leurs frères supérieurs pour l’Unique, alors que ce goût violent est inconnu chez les femelles, à moins qu’il ne s’agisse de se disputer un bien plus matériel : la nourriture. Quels que soient les combats, les luttes ne sont pas sanglantes, la cuirasse joue son rôle et le pire qui puisse arriver est l’éborgnage d’un œil par un coup de patte malencontreux.

La ponte a lieu une fois par an, vers le mois de juin, et, là, nous assistons à un travail préliminaire assez intéressant où la tortue va se révéler, comme je l’ai dit plus haut, pelleteuse énergique et intelligente. Elle va donc se mettre à la recherche d’un terrain propice à la ponte et à la conservation de ses œufs. La place trouvée, elle commence à gratter le sol en tournant sur elle-même, et arrive ainsi à former un cercle. C’est un travail pénible dans une pareille position ; aussi, pour faciliter l’arrachage de la terre, parfois sèche et compacte, arrose-t-elle avec discernement les points où une très grosse résistance se fait sentir, cela en recourant à ses vessies accessoires qu’elle a eu soin d’emplir d’eau et ne craignant pas de faire appel à son urine même, si l’eau vient à manquer ou ne jouit pas de vertus suffisantes. C’est un travail qui lui demande plusieurs heures ; enfin, elle peut pondre, les œufs (4 à 16) sont alignés et rangés avec précaution et le trou rebouché avec la terre précédemment enlevée. Le soleil se chargera de l’éclosion sous une épaisseur de terre qui va jusqu’à 8 centimètres.

Ne jetons pas la pierre à ce petit animal intelligent et sympathique, il ne tient qu’à nous de nous en faire un allié, un ami ; il peut rendre les plus grands services dans nos jardins, où il fera son régal des insectes et des mollusques, sans toucher même à nos fragiles laitues. Que de jardiniers professionnels ou amateurs trouveraient avantage à en garnir leur jardin !

R. BERGOUGNIOUX,

Abonné.

Cf. Mémoires de la Société zoologique de France, Observations sur quelques reptiles du département de l’Indre. Mœurs, reproduction et multiplication de la Cistude d’Europe, par RAYMOND ROLLINAT. — No 2618 de La Nature, du 7 juin 1924 (A. FEUILLÉE-BILLOT).

N. D. L. R.

— Les tortues d’eau sont-elles réellement nuisibles au poisson ? Les observations qui suivent laissent à penser que tout dépend des circonstances. Voici ce que nous écrit un autre abonné.

Il y a quelques années, j’avais rapporté d’un étang de la Brenne, où elles abondent, quelques-unes de ces tortues que j’avais installées dans un petit bassin, situé dans mon jardin. Elles s’y accoutumèrent à merveille. Or, quelques mois plus tard, l’idée me vint de mettre dans ce bassin quelques petites carpes larges de deux ou trois doigts dont on m’avait fait cadeau. Quelle ne fut pas ma surprise de voir mes tortues se précipiter avec une vélocité incroyable sur les nouvelles arrivantes et les mettre en pièces en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ! Le lendemain, il ne restait plus une seule carpe vivante ou morte. Elles avaient été proprement dévorées !

Il n’est donc pas douteux que les tortues mangent les poissons. Faut-il en déduire qu’elles constituent pour ces derniers un danger redoutable dans les étangs ? Je ne le crois pas. Dans le cas relaté ci-dessus, il s’agissait d’un espace restreint (2 ou 3 mètres carrés) et de poissons dont la vitalité était certainement diminuée ; la lutte était donc inégale et devait fatalement se terminer par l’extermination des poissons. De plus, les tortues devaient certainement être affamées par suite d’un long jeûne et se sont jetées sur la première proie qui leur a été offerte. Les conditions doivent être différentes dans un étang où les poissons disposent d’un vaste espace pour échapper aux poursuites et où les tortues doivent trouver des proies multiples plus faciles à capturer : grenouilles, limaces, petits crustacés, etc.

J’ai pu constater, dans les étangs de la Brenne, l’existence de nombreuses tortues, ce qui n’empêche pas ces étangs de fournir des quantités énormes de poissons. Je crois donc qu’on peut en conclure que les tortues, à moins qu’elles ne soient réellement en nombre trop considérable, ne sont pas des destructeurs très redoutables dans les grandes étendues d’eau, où elles doivent se contenter de poissons malades ou blessés, incapables de leur échapper.

J’ignore si elles s’attaquent aux œufs de poisson.

Il n’en reste pas moins vrai que ces animaux ne me semblent pas des hôtes très désirables pour les pisciculteurs, et leurs méfaits, quoique restreints, n’en sont pas moins réels si on les tolère en trop grand nombre. Elles sont de plus souverainement odieuses pour les pêcheurs à la ligne. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé, au Maroc ou en France, de ramener au bout de ma ligne un de ces affreux animaux et d’être obligé de renoncer à récupérer mon hameçon englouti au plus profond de son estomac !

Dr J. CONNEAU,

Abonné.

Le Chasseur Français N°606 Février 1942 Page 84