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Un réflexe difficile à tuer

Que de changements sur nos routes ! Les vélos sont sortis de leur niche et pullulent. D’abord enfourchés « parce qu’il le fallait bien », ils sont maintenant montés par des gens de toutes les classes et de tous les âges, qui ont pris l’habitude et même le goût de pédaler. D’innombrables vélos neufs, nés en de mystérieux ateliers, tous plus ou moins « finis » en d’autres, roulent dans les rues où ne les menacent plus des centaines et des milliers d’autos. La bicyclette s’est imposée comme le complément indispensable de notre activité quotidienne.

Et moi qui ai vu sa naissance, qui ai assisté à son ascension, puis à son déclin, puis à sa quasi-disparition des routes, je m’émerveille d’être témoin de ce miracle : sa résurrection, son triomphe.

La question dont je veux aujourd’hui entretenir nos lecteurs est celle-ci : doit-on et peut-on empêcher les cyclistes de rouler de front, par deux, trois, quatre et davantage ?

Le doit-on ? C’est certain, c’est indiscutable. Le peut-on ? C’est une autre histoire.

Mon fils écopa d’une contravention parce qu’il roulait dans les rues d’Arcachon à côté d’un autre cycliste.

Deux de mes amis ont eu le même sort sur une route nationale, large et déserte.

Fort bien, mais, le même jour et à la même heure, des milliers de cyclistes faisaient la même chose et n’étaient pas inquiétés.

Vous allez me comprendre : la belle affaire ! Comment voudriez-vous que l’on surveillât tous les cyclistes ? Il faudrait cinq millions d’agents et que chaque cycliste eût un agent à ses trousses en guise d’ange gardien.

D’accord, mais alors il est vexant de se dire qu’on attrape une contravention méritée, mais que l’on est le seul ou à peu près le seul, des millions d’autres « passant à côté ».

Et, surtout, comment empêcher deux individus qui roulent ensemble de ne pas, ne fût-ce que pour se demander l’heure, rouler de front au moins pendant quelques instants.

Rouler l’un derrière l’autre est normal pour des coureurs. Pour des usagers de tous les chemins, pour des « utilitaires », c’est contraire à tous nos réflexes. Le seul fait d’échanger deux paroles contraint l’un des pédaleurs à se mettre à la hauteur de l’autre. Et, une fois que les deux paroles ont été échangées, il est rare que l’on pense à reprendre la queue leu leu.

Rien n’est donc plus difficile à observer qu’un pareil règlement qui, en soi, cependant, s’impose. C’est pourquoi les résultats obtenus sont à peu près nuls, ce que je suis le premier à déplorer.

On dit que les cyclistes « ne veulent pas » rouler en file indienne. Je dis plutôt qu’ils ne le peuvent pas, à moins d’imposer silence à leurs réflexes, au plus ancestral de tous les réflexes : celui qui consiste à se mettre à côté de son camarade et non derrière lui, pour lui parler. En réalité, le règlement n’est applicable qu’aux muets.

Reste la manière forte. J’en suis partisan. Arrêter tous les cyclistes partout, imposer une amende payable immédiatement et sans discussion, et cela jusqu’à ce que l’interdiction absolue de pédaler autrement qu’à la queue leu leu se soit enfoncée, comme un clou, dans tous les crânes. Merveilleux ! Mais l’application de ce système me paraît encore chimérique.

Depuis des milliers d’années, on détruit les toiles d’araignée et elles se reforment ; on tue les lapins et ils pullulent ; on empoisonne les rats et nous sommes envahis par eux ; on anéantit les infiniment petits qui ne semblent pas s’en ressentir beaucoup.

Il est extrêmement difficile d’avoir raison de l’instinctif. Rouler de front est instinctif. Imposez la plaque, le timbre, le disque, tous les accessoires que vous voudrez, vous obtiendrez satisfaction. Exigez la file indienne, vous ne l’obtiendrez que des citoyens exemplaires, possédant la plus rare des vertus : celle qui consiste à se contraindre, à dominer sa nature, à triompher du réflexe.

Ainsi le problème me paraît sans solution.

Je préconise toutefois et à tout hasard :

    1° la manière forte dans les villes, la manière ultraforte dans les virages ;
    2° la tolérance sur les routes à peu près désertes ;
    3° le laissez-faire sur les petits chemins détournés, sur les voies peu passagères où les autos ne circulent presque jamais.

En somme, l’opportunité de la contravention, basée sur ces deux principes : « nul ne doit gêner les autres », voilà pour un 1 et « chassez le naturel, il revient au galop », voilà pour deux !

C’est d’ailleurs à peu près ainsi que les choses se passent dans la pratique. On sévit et l’on a raison ... Quand on peut, où l’on peut, afin que « ça se dise » et avec l’espoir que les cyclistes deviendront raisonnables. C’est mieux que tolérer une pratique que personne ne peut défendre, mais qu’il serait chimérique d’espérer voir disparaître, car les cyclistes n’ont rien des chenilles processionnaires étudiées par M. J.-M. Fabre et tiennent plutôt des moutons de Panurge que de ces lépidoptères disciplinés.

Henri DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°606 Février 1942 Page 87