Le banlieusard désabusé.
— On n’est pas souvent tranquille en ce monde. Absorbé
par le rafistolage d’un vieux châssis, je vis tout à coup se profiler, dans
l’encadrement de la porte de mon atelier, une silhouette qui me parut soucieuse
au premier abord et ... interrogative.
— Je viens vous trouver, monsieur Adonis, excusez mon
sans-gêne, rapport à la légume. Mon nom : Isidore Duplantoir. Je suis
propriétaire, dans la banlieue parisienne, d’un modeste jardin d’une superficie
de 485 mètres carrés au total, lequel est loin de satisfaire les besoins
des quatre gargamelles en appétit de la famille Duplantoir. Avec beaucoup de
peine, plutôt mal que bien, j’arrive à produire grosso modo les ails,
les carottes, les céleris, les salades, les échalotes, les épinards, les
navets, les oignons et les petits pois que nous consommons en famille, mais
j’ai beau emblaver sans perdre un pouce de terrain, je ne puis pas cultiver la
dixième partie des « grosses » légumes qu’il nous faudrait, notamment
en pommes de terre, haricots, choux divers, betteraves à lapins, etc. Il n’y a
pas une parcelle de terre à louer à deux lieues à la ronde. Que me
conseillez-vous de faire ?
Mon cher Monsieur Duplantoir.
— Revoyez mes causeries aux Lettres de ma plate-bande,
vous verrez que j’ai souventes fois préconisé les cultures dérobées et
intercalaires, pour les confrères à l’étroit dans leur potager. C’est déjà une
amélioration superficielle, puisqu’elles permettent d’obtenir deux belles
récoltes annuelles, sur le même terrain, à condition de forcer le fumier et
l’engrais, en faisant succéder, aux cultures précoces et rustiques, des
cultures tardives, et vice versa.
Je suis persuadé que ce mode d’assolement intensif vous
permettra de produire, sur votre fonds, les gros légumes de consommation
courante nécessaires à une famille de quatre personnes, à condition de recourir
aux couches pour cultiver les carottes, les radis, les navets, les
choux-fleurs, les salsifis, les melons, quelques primeurs, ainsi que tous vos
plants de repiquage.
Ce qu’il vous faut, ce sont deux couches à trois châssis, du
modèle maraîcher courant, mesurant 1m,33 au carré, lesquelles
occuperont, dans votre potager, avec les sentes, une surface globale de 85 mètres
carrés, de sorte qu’il vous restera toujours 400 mètres carrés de pleine
terre, ou plutôt 800 mètres carrés, puisqu’il est entendu que chaque
parcelle fournira deux récoltes tous les ans.
Je regrette seulement que vous soyez quelque peu en retard,
car, en principe, la première couche chaude se monte les premiers jours de
janvier, la deuxième, les premiers jours de février. Tant pis, l’année
prochaine, vous ferez mieux, en évitant le retard.
Asseyez-vous, monsieur Duplantoir, que je vous explique
d’abord la conduite de vos deux couches chaudes, puis celle des mêmes couches
devenues froides, jusqu’à l’hiver prochain, époque du démontage. Tous les ans,
vous répéterez les mêmes semis et plantations.
Une autre fois, je vous entretiendrai du potager, proprement
dit, avec la rotation des cultures, mais allons d’abord au plus pressé.
Coffres et Châssis.
— Je suppose que vous êtes en possession de deux
coffres et de six châssis ou, du moins, que vous allez vous les procurer. Dans
le cas contraire, vous pouvez toujours les fabriquer vous-même, en vous
inspirant des croquis ci-dessous.
Chaque coffre se compose de deux planches longitudinales
ayant 4 mètres de long, celle du devant mesurant 25 centimètres de
large, et celle de l’arrière 30 centimètres pour l’inclinaison. Ces
planches sont munies de pieds en bois dur P. P’ à chacune de leurs
extrémités. Elles sont maintenues entre les traverses A, B par des tiges de fer
passées dans des pitons et par des barres de bois R, R’, engagés en queue
d’aronde dans les encoches creusées sur le champ des parois longitudinales.
Quant aux châssis qui mesurent 1m,33 X 1m,33,
ils sont constitués par un encadrement en bois, assemblé à tenons passants R,
S, puis chevillés. Les barres A, B et C ont 50 millimètres de côté, la
barre D, plus petite, 35 millimètres seulement, est en bois dur.
L’intérieur du cadre est feuillure pour recevoir le vitrage,
quant aux fers à T, M et N, ils sont maintenus en place à l’aide de vis, de
même que les poignées C et D.
Montage de la couche.
— Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du montage
d’une couche chaude, qui se fait avec du fumier frais de cheval ou de mouton,
bien imprégné d’urine et pris à l’écurie.
Choisissez un endroit découvert, exposé au midi et abrité au
nord, si possible. Sur cet emplacement, creusez le sol sur une longueur de 4m,20
et une largeur de 1m,50, en observant une profondeur uniforme de 30 centimètres.
Dans cette fouille, vous secouez énergiquement 2 mètres
cubes de fumier, en y mélangeant par couche 1 mètre cube de feuilles
mortes, ramassées pour cet objet. Arrosez modérément et tassez en piétinant le
tas. Chargez avec du terreau passé à la claie ou un mélange de terreau et de
bonne terre également criblée.
L’épaisseur du chargement peut varier entre 20 et 30 centimètres.
Attendez quelques jours que le coup de feu soit passé, puis plantez et semez.
Première couche.
— Il s’agit d’ordonner vos cultures de manière à
approvisionner votre table jusqu’à la saint Sylvestre. À cet effet, je vous
propose de semer un demi-châssis en carottes hâtives parisiennes à forcer ou en
carottes Bellot, alternant avec des radis roses à bout blanc, dans des rayons
imprimés à la profondeur de 15 millimètres avec une règle à tracer. Le
semis effectué, damez à la batte ou avec le dos du râteau pour enterrer la
graine. Les rayons étant espacés de 8 centimètres, les lignes de carottes
se trouveront distancées de 16 centimètres après la récolte des radis.
Semez ensuite le reste du châssis en navets à forcer
demi-longs blancs, toujours en alternant les lignes avec des radis, lesquels
pourront être consommés au bout de vingt-huit jours. Même marche à suivre que
pour les carottes.
Dans le deuxième châssis, vous repiquez des laitues, autant
que possible moitié en passion blonde et le reste en romaine verte maraîchère,
ayant été élevées sous une cloche. Dans les intervalles, semez quelques graines
de laitue crêpe à graine noire et de gotte à graine blanche, pour avoir du
plant à repiquer dans votre deuxième couche. Espacez vos laitues de 25 centimètres
en quinconce.
Enfin, dans le troisième châssis, vous plantez dans quatre
sillons ouverts dans le sens du coffre, à l’espacement de 38 centimètres,
en les recouvrant de 5 centimètres de terreau, des tubercules germés de
pommes de terre Victor ou de Belles de Fontenay, que vous récolterez au début
d’avril.
Deuxième couche
— Un mois plus tard, montez votre deuxième couche de la
même manière, mais en mettant un peu plus de feuilles, à peu près autant que de
fumier. Semez-y, dans le premier châssis, des carottes courtes de Hollande et
des navets marteau alternant avec des radis roses, ainsi qu’il a été dit.
Dans le deuxième châssis, semez tous vos plants de
repiquage, à l’espacement de 10 centimètres en rayon de chacun des légumes
ci-après : laitue crêpe à graine noire, laitue gotte à graine noire,
laitue cordon rouge, romaine verte maraîchère, cornichons, concombres, melons
cantaloups (des Carmes et Kroumir), choux express, melons hâtifs, York,
choux-fleurs hâtifs d’Erfurt, chou-fleur de Paris, tomate Mikado écarlate. Au
total treize rayons.
Enfin, dans le troisième châssis, semez moitié en épinards
lents à monter et le reste en haricots triomphe des châssis.
Les cultures subséquentes.
— Au fur et à mesure de la libération de chaque
châssis, vous effectuez de nouveaux semis et repiquages, en continuant jusqu’à
l’arrière-saison, chacun d’eux devant fournir deux ou trois récoltes.
Aussitôt vos laitues consommées, vous repiquez à nouveau,
dans les intervalles, du plant de laitues crêpe et gotte qui y ont été
semées ; vous pouvez même y distribuer quelques graines de radis. Après la
récolte des carottes et des navets du premier châssis, vous y repiquez, à la
distance de 5 à 6 centimètres, le plant qu’il vous faudra en choux divers,
tomates, ainsi que les concombres, les cornichons et les melons logés en
godets.
À la place des pommes de terre précoces, vous pouvez semer
en alternant des carottes et des navets avec des radis roses.
Lorsque le deuxième châssis de la deuxième couche aura été
libéré de ses plants, vous y repiquerez des salades prélevées dans le semis. Le
châssis ayant fourni des épinards et des haricots recevra deux melons dépotés.
Enfin, dans le châssis de carottes et de navets, vous repiquerez cinq
choux-fleurs.
Ces plantations et semis seront continués dans chaque
châssis libéré, jusqu’au moment de démonter la couche, pour la refaire avec du
fumier chaud. Après un an d’exercice, vous serez étonné de la quantité et de la
variété de légumes que l’on peut récolter dans deux couches maraîchères bien
conduites.
Adonis LÉGUME.
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