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La fourrure, luxe accessible à tous

Vieille comme le monde, pourrait-on dire, est la mode des fourrures ; depuis les temps les plus reculés, l’homme se vêtait de peaux de bêtes : reconnaissons qu’en ces temps idylliques ce n’était point pourtant par coquetterie, mais plutôt par nécessité. Depuis, le problème s’est bien déplacé, et aujourd’hui, si la fourrure jouit d’une vogue sans cesse croissante, c’est bien par coquetterie, car c’est l’une des plus somptueuses parures dont dispose la femme, et elle y renoncera difficilement, à moins qu’elle n’y soit contrainte. En admettant même que les multiples espèces d’animaux à fourrure (pour les trois quarts vivant à l’état sauvage) deviennent introuvables, l’art de la pelleterie n’en sera pas mort pour cela, et, à ce point de vue, l’élevage en captivité relative tend à prendre dans ce domaine une extension croissante.

Les quelques essais faits dans ce sens ayant été jusqu’alors pleinement concluants, je ne vous citerai à cet effet que le simple cas de notre vulgaire lapin, qui, par croisements sélectifs, a donné d’excellentes espèces à fourrures, à poil fin et soyeux, sans jarre ou parfaitement unicolores. Joli début dans l’évolution dirigée, et que l’industrie ne cesse de poursuivre et d’approfondir : par des traitements appropriés, épilage, teinture, etc., on ne cesse de réaliser chaque jour, avec les vulgaires peaux de lapin, des fourrures d’une infinie variété ne trahissant nullement leur origine et baptisées de ce fait de noms : loutre électrique, vison, Colombie, qui finissent de donner l’illusion complète.

Mais à côté de nos multiples races de lapins à fourrure intéressants, certes, il existe aussi une variété de mouton, originaire du Turkestan, précisément de la région de Boukhara, qui constitue depuis des siècles une race très exactement fixée et qui, par les ports de la Volga, était jusqu’au début du siècle l’objet d’un commerce mondial très important. La fourrure de ce mouton a reçu par extension le nom d’Astrakan.

Originaire d’une région climatiquement des plus déshéritées, puisqu’on n’y rencontre que steppes désertiques à été brûlant et à hiver glacé, où nulle végétation luxuriante ne trouve les conditions et les éléments nécessaires, et où ne peuvent subsister que les espèces annuelles à la fois résistantes et sobres, ce mouton constitue à peu près l’unique richesse de ce pays par sa laine (sa fourrure), en même temps que par ses multiples sous-produits : chair, lait, corne, etc.

En réalité, ce qu’on appelle astrakan, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, le pelage d’un animal adulte ou vieux, c’est, au contraire — et uniquement — la peau du nouveau-né ou du très jeune, qui seule conserve pendant le premier mois de sa vie cet aspect finement bouclé, d’un noir velouté et lustré ; ces caractères s’effacent peu à peu par la suite pour ne donner qu’une fourrure grisâtre, grossièrement frisée et d’une valeur marchande infiniment moindre, cela va de soi. Aussi les nomades et bergers ont-ils gardé jalousement, le plus longtemps qu’ils ont pu, l’exacte vérité sur la nature de ces faits et n’ont-ils cessé de répandre de multiples légendes pour en conserver l’entier monopole. Mais, à force de persévérance, quelques intrigants, si j’ose dire, achetèrent quelques spécimens de pure race qu’ils essayèrent d’importer en pays étrangers. Après des échecs successifs, ces éleveurs persévérants ont vu leurs efforts et leur ténacité couronnés de succès, et aujourd’hui le mouton Boukhara se trouve pratiquement acclimaté sur tous les points du globe : résultat énorme, si l’on songe qu’une fourrure, l’une des plus somptueuses, et des plus chères qu’il soit, se verra de plus en plus accessible à toutes les bourses, et cela d’autant plus aisément que la plus estimée de ces fourrures est celle qui provient, avons-nous dit, de l’animal à peine âgé d’un mois.

Longtemps même sur ce sujet circulèrent les plus invraisemblables légendes, de façon à décourager toute tentative d’élevage ailleurs que dans cette région du Turkestan. Mais, aujourd’hui, il n’y a plus de secret, et aussi bien en Amérique qu’en Europe ou en Afrique le boukhara se trouve parfaitement adapté et donne d’excellents produits, rivalisant avec ceux des sujets demeurés dans leur pays d’origine.

Pareillement, du point de vue technique, toutes les opérations sont minutieusement réglées et ne le cèdent en rien aux procédés empiriques employés en Russie. De vieilles pratiques barbares consistant à massacrer la mère pour avoir le nouveau-né sont absolument abandonnées, d’autant plus que, si l’on obtient ainsi l’astrakan de premier choix, le persianer, ce n’est pas sans gros dommage : la mort de la mère, d’une part, et l’extrême petitesse de la peau obtenue, d’autre part.

Aujourd’hui, on s’en tient aux procédés traditionnels employés en pelleterie, plus rationnels et moins onéreux. Mais tout cela n’est qu’un aspect de la question, et le moins intéressant pour nous, car ce sur quoi je voudrais attirer votre attention aujourd’hui, c’est précisément la « vulgarisation » domestique de ce mouton, dont l’élevage mérite d’être largement étendu ; car les lois d’hérédité et de mutation ont puissamment éclairé ces problèmes de biologie, et ainsi les caractères qui font la valeur-de l’astrakan ont été parfaitement fixés. De plus, les différentes races obtenues par croisement sélectif ont donné des sujets mieux acclimatés à leurs nouvelles patries et plus résistants.

L’ensemble de la question est donc parfaitement au point ; comme le prouvent les statistiques d’il y a quelques mois : il y a trente ans, le cheptel russe fournissait la presque totalité des peaux ; depuis, l’Amérique et l’Afrique australe occupent un des tout premiers rangs au point de vue de l’exportation. La France, elle aussi, s’est intéressée à la question, fort heureusement d’ailleurs, car les croisements obtenus avec les moutons indigènes promettent les plus beaux espoirs. Malheureusement, l’élevage du simple mouton est, d’une part, en forte régression, et les conditions économiques actuelles ne sont pas faites pour encourager les bonnes volontés. C’est regrettable doublement, puisque nous sommes réduits à intensifier toutes les productions : viande, laine, etc., etc., et qu’ensuite l’élevage du boukhara serait une nouvelle source de profits pour la France, et non négligeable.

L’élevage du lapin à fourrure pratiqué sur une vaste échelle a été depuis longtemps couronné de succès et n’a cessé de croître. Parallèlement, il faut que l’élevage du boukhara obtienne, en France, une marche semblable, et je ne saurais trop encourager certaines régions, Bretagne, Sologne, Causses, Landes, à repeupler en moutons leur cheptel appauvri ou inexistant et à entreprendre simultanément l’élevage du mouton astrakan.

LAGUZET.

Le Chasseur Français N°606 Février 1942 Page 121