— Plus de tabac, père Grégoire ? Pas de
cigarettes ?
— Faut attendre, mon gars, ça viendra ! Paraît
qu’ils ont installé de nouvelles machines qui fabriquent trois mille cigarettes
à la minute !
Bras ballants, Valentin s’en va le long du chemin,
regrettant l’acre fumée familière, rêvant d’une mitrailleuse géante d’où
jaillit en rafale cette fortune, ce Pactole béni : cinquante cigarettes à
la seconde !
Fumeurs français ... trentième rang !
— Luxueuses ou démocratiques, bourrées de
« caporal », de Maryland ou de Smyrne, dorées, roulées,
dénicotinisées, sèches et souples sous les doigts du fumeur, dix-neuf milliards
de cigarettes, en France, s’évanouissent chaque année en fumée. Placées bout à
bout, elles feraient trente-cinq fois le tour de la Terre et pourraient relier
quatre fois la Terre à la Lune !
Amour-propre mis à part, il nous faut toutefois constater
que nous sommes loin d’être les plus gros fumeurs du monde. Cuba, malgré ses
cigares, vient en tête avec 1.039 cigarettes par an et par habitant, suivi de
près par les États-Unis avec 1.035 cigarettes, le Venezuela avec 982
cigarettes, l’Angleterre avec 949. Quant à la France, elle se classe trentième
avec 412 cigarettes seulement.
Ce chiffre modeste s’explique par le goût bien connu du
Français pour la cigarette roulée à la main. Sur trois cigarettes fumées chez
nous, une a été faite par le fumeur lui-même et les deux autres par les
manufactures de l’État. Ce geste familier aux citadins comme aux ruraux, les
doigts formés en cornet, façonnant la gouttière du papier autour du tabac, est
spécifiquement français ; il nous change du geste nerveux de l’homme
d’affaires tapant une cigarette sur son ongle en lisant les cours de Bourse !
L’herbe sainte.
— C’est en l’année 1560 que Jean Nicot, ambassadeur de France
au Portugal, fit semer dans ses jardins des graines de tabac apportées de
Floride. L’« herbe à Nicot » était toutefois déjà connue en Espagne,
où elle avait été rapportée en 1492 par les matelots de Christophe Colomb. On
lui donna des noms charmants : herbe sainte, herbe à l’ambassadeur,
panacée antarctique, herbe à la reine herbe à tous les maux, médicée, nicotiane.
Au XVIIIe siècle, il y eut la ferme au tabac ; Napoléon établit
le monopole d’État en 1810. Le tabac à fumer se nommait petun ; on
fabriquait également des tabacs à mâcher et à priser, dont la consommation a
aujourd’hui presque disparu.
Le tabac, plante officielle, est jalousement surveillé par
les agents de l’État. Chaque année, on désigne les départements où sera
autorisée la culture ; l’administration des Contributions indirectes
fournit les graines, choisit les variétés, ordonne le nombre de pieds à planter
par hectare (de 10.000 à 40.000) et même le nombre de feuilles à réserver sur
chaque pied. Des délais sont prévus pour la culture des semis, la
transplantation, le coupage des extrémités, l’« épamprement », enfin
la récolte, qui se place entre le 25 août et le 1er septembre,
« par temps serein et après la rosée ».
Après triage, nettoyage et séchage en paquets de cinquante
ou cent dans des greniers bien aérés, les feuilles sont réunies en
« manoques », que l’on écrase sous des madriers durant six semaines,
avant de les envoyer aux manufactures.
Là, toute une cuisine alambiquée les attend. Voici le séchage,
qui donne à la feuille sa couleur jaune ou brune, la fermentation, qui
dure environ six mois et développe dans le tabac les essences naturelles qui
lui donneront son goût, puis l’humidification, qui permettra aux
feuilles de subir les manipulations sans tomber en poussière.
On procède ensuite au mélange des différents tabacs
suivant de savants coupages, au hachage mécanique suivi d’un dépoussiérage
méticuleux et d’un repos de trois ou quatre jours. Ainsi élaboré, amoncelé en
masses tremblotantes dans des caisses en zinc, le tabac est mûr pour être
apporté aux machines.
Une cigarette infinie.
— Mitrailleuse à cigarettes ! ...
L’expression n’a rien d’exagéré si l’on songe qu’une machine moderne emplit,
agrafe, coupe et parfois revêt de son bout doré cinquante cigarettes en une
seule seconde ... Cent quatre-vingt mille cigarettes à l’heure !
Un tel rythme mécanique, on le croira sans peine, n’a pas
été atteint du premier coup. En 1900, la machine Decoufflé produisait une
cigarette par seconde, à l’admiration générale ! Le principe actuel
consiste, au lieu de fabriquer les cigarettes une par une, à produire une
« cigarette infinie », un tube ininterrompu de papier et de tabac,
que des disques tranchants débitent en longueurs réglementaires.
Approchons-nous de cette crépitante usine automatique.
Emmagasiné dans une vaste caisse en bois, le tabac est happé par des cylindres
garnis de pointes qui le distribuent régulièrement sur une bande de papier
indéfinie, débitée par un rouleau. La bande, garnie de tabac, filant à 10 kilomètres
à l’heure (3 mètres par seconde), s’engage dans un minuscule tunnel en
acier à bords évasés, qui l’oblige à se recourber en gouttière et à se refermer
par-dessus le tabac. Un « agrafage » par molette achève la fixation.
Les exigences du consommateur sont sévères. La compression
du tabac doit être parfaitement constante, sans quoi la cigarette « ne
tire pas », ou, ce qui est plus grave, « se brûle toute seule » !
Durant le bref quart d’heure qui sépare l’arrivée du tabac aux machines de sa
sortie sous forme de cigarettes, le tabac trouve le temps de s’altérer au
contact de l’air : aussi a-t-il fallu réaliser une
« climatisation », au moyen d’énormes souffleries, de dépoussiéreurs,
d’humidificateurs qui renouvellent l’atmosphère des salles dix fois par
heure ; les fenêtres sont munies de doubles vitrages. On s’efforce de
maintenir un climat « du Caire », soit 75 p. 100 d’humidité avec
une température de 20 degrés. Transmises par des instruments électriques,
l’humidité et la température de toutes les salles sont enregistrées de cinq
secondes en cinq secondes dans un poste central.
La « présentation » des produits de la Régie
française, également impeccable, est obtenue à l’aide de machines automatiques
où sont appliqués les perfectionnements les plus modernes. C’est ainsi que la
machine à faire les paquets de vingt est une véritable machine à calculer, qui
place trois rangées de sept, puis fait sauter une cigarette dans la rangée du
milieu. Les cigarettes à bout doré doivent être présentées en boîte, le cachet
en dessus ; on utilise à cet effet un robot doté d’un « œil
électrique » ; quand une cigarette est tournée du mauvais côté, l’œil
commande, par un véritable système de télévision, une pince mécanique qui
saisit prestement la coupable, la retourne et la dépose avec précaution parmi
ses compagnes !
Telles sont les grandeurs et la souplesse de la
science : œil électrique, robots d’acier, télévision, crépitement accéléré
des mécanismes automatiques ... Tant de merveilles concourent à cette
merveille unique : un tube de papier léger, parfait, empli d’odorantes
rognures végétales et destiné à s’envoler en fumée.
Pierre DEVAUX.
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