Le XVIIe siècle est un grand siècle
gastronomique : c’est sous le règne de Louis XIV que nous voyons
paraître les premiers grands manuels de cuisine vraiment française ; ce
sont des poètes contemporains de Corneille et de Molière qui chantent — et
parfois avec quels accents ! — le charme de la table et les joies de
la bonne chère ; les femmes, bien entendu, suivirent le mouvement et,
elles aussi, aidèrent à la diffusion de la bonne cuisine de France. Ce sont
quelques portraits de femmes gourmettes du XVIIe siècle — que
l’on surnommait les safrètes, parce qu’elles mettaient du safran dans la
plupart de leurs mets — que nous voudrions esquisser au cours de cet
article.
Commençons par la plus célèbre, l’infatigable épistolière,
la marquise de Sévigné. La jolie femme est fort gourmande et elle s’en vante.
Écoutez plutôt en quels termes elle conte à sa fille, en février 1690, sa vie
« gastronomique » aux Rochers : « Nous faisons ici une fort
bonne chère ; nous n’avons pas la rivière de Sorgue, mais nous avons la mer,
le poisson ne nous manque pas ; et j’aime le beurre charmant de la Prévalaie,
dont il nous vient toutes les semaines, je l’aime et je le mange comme si
j’étais bretonne ; nous faisons des beurrées infinies, quelquefois sur la
miche. Nous y mettrons bientôt de petites herbes fines et des violettes ;
le soir, un potage avec un peu de beurre à la mode du pays, de bons pruneaux et
de bons épinards. » On voit que les menus de la marquise, tout en étant
fort simples, étaient très soignés, car elle tenait à la perfection dans l’art
culinaire, elle avait la plus grande estime pour son chef. De nos jours, cette
femme immortelle serait, sans aucun doute, présidente des Belles Perdrix.
Rendant compte de soupers chez des nobles bretons, Mme de
Sévigné s’exclame : « Ce sont des festins, c’est ici le pays de la
bonne chère et de la bonne viande, bien piquée comme le pays du beurre de la Prévalaie ».
La châtelaine des Rochers parle souvent dans ses lettres du café ; elle
hésitait entre les différentes opinions qui circulaient sur ce breuvage alors
tout nouveau ; finalement, afin d’être d’accord avec la majorité, elle
but, nous dit un de ses biographes, du café au lait. Fait assez amusant, la
marquise, dont le nom sert d’enseigne à des confiseurs, considérait tantôt le
chocolat comme une panacée universelle, tantôt comme un redoutable poison digne
de la Brinvilliers. Par contre, elle détestait le thé.
Ses lettres fourmillent de notes amusantes sur le café et le
chocolat. Détruisons en passant une légende : Mme de
Sévigné n’a point écrit, assure le docteur Burill, la phrase célèbre sur Racine
et le café, le responsable en est Voltaire. Dans une de ses lettres, la mère de
Mme de Grignon écrit : « Nous avons ici du bon lait
et de bonnes vaches ; nous sommes en fantaisie de faire bien écrémer de ce
bon lait et de le mêler avec du sucre et du bon café, ma chère enfant. C’est
une très jolie chose et dont je recevrai une grande consolation ce carême. »
Lorsque Mme de Sévigné voyageait, — et
cela lui arriva maintes fois, — elle ne manquait point de prendre ses
précautions à l’avance, afin d’être certaine de ne pas mourir de faim en cours
de route. C’est ainsi que, voguant sur la Loire, en 1680, elle nous conte
qu’elle avait fait aménager sur son bateau une sorte de cuisine roulante ;
elle mangeait sur un ais (planche) de bois. Vieillie, la marquise écrit à sa
fille que désormais elle mange sagement. Nous n’avons que malheureusement peu
de renseignements sur le chef de la célèbre épistolière ; nous savons
toutefois qu’il possédait un suprême degré de l’art de préparer du
« ragoût de lapin aux concombres ».
La seconde femme du Roi-Soleil, Mme de
Maintenon, veuve d’un poète qui aimait la bonne table, était, d’après quelques
auteurs, fort gourmette. Elle inventa un four à pâtisserie perfectionné, qui
fut breveté en 1674. Elle créa, conte Maurice des Ombiaux, la côtelette en
papillote qui porte son nom, côtelette qui fut très à la mode autrefois et que
nous voyons figurer sur les tables élégantes du Faubourg Saint-Germain, sous la
Restauration ; des manuels anciens en donnent la recette. La directrice de
Saint-Cyr s’entretenait aussi, dit-on, avec le chef des cuisines royales et
composait avec cet illustre personnage qui siégeait dans les bâtiments de la
Bouche du roi — aujourd’hui hôpital Larrey à Versailles — de nouveaux
plats destinés à exciter l’appétit — cependant fort remarquable — du
monarque. Mme de Maintenon nous a laissé des instructions fort
curieuses sur la manière de gouverner une maison ; nous y notons un
important passage relatif à la cuisine, il est malheureusement trop long pour
que nous puissions le reproduire ici.
La princesse de Conti inventa — ou donna son nom
— à un nouveau plat : le carré de veau à la Conti. Louis XIV en
fut, paraît-il, fort amateur, ce qui contraria vivement la marquise de
Maintenon, qui, après avoir consulté le père La Chaise, le confesseur du roi,
demanda au père Bouillet de créer pour son auguste époux un mets nouveau.
Mais la reine des safrètes du grand siècle fut, sans
contredit, Mme de Sablé, dont la curieuse figure a été si bien
évoquée par Victor Cousin : « C’est la plus friande qui soit au
monde, écrit cette méchante langue de Tallemant des Réaux dans ses fameuses Historiettes,
elle prétend qu’il n’y a nulle personne qui ait le goût si fin qu’elle et ne
fait nul cas des gens qui ne goûtent point les bonnes choses. On l’a vue pester
contre le livre intitulé Le Cuisinier français, qu’a fait le cuisinier
de M. d’Uxelles, le sieur de la Varenne ; cet ouvrage fut publié en
1651. Il ne vaut rien qui vaille, disait-elle ; il le faudrait punir
d’abuser ainsi le monde. »
Très raffinée. Mme de Sablé dirigeait
elle-même sa cuisine et inventait des recettes de cuisine et de pâtisserie, qui
nous ont été fort heureusement conservées en partie par son médecin, un original,
célibataire, fort amoureux de la bonne chère. Notre héroïne avait comme
principe : peu de mets, mais exquis et apprêtés d’une certaine façon. Elle
adorait les épices les plus étranges, elle possédait dans sa riche cuisine du
santal citrin, de la tormentelle, des poivres longs et ronds, de la semence de
fenouil, de l’origan, du miel de Narbonne, etc. ... Ses recettes sont
littéralement bourrées d’épices. Voici celle d’une omelette à sa façon, son
omelette préférée, paraît-il : « Mettre dans une douzaine d’œufs
battus une pincée de ciboulette verte, une ou deux feuilles de coq, six
feuilles de souci, trois ou quatre branches de pimprenelle, deux ou trois
feuilles de bourrache, autant de buglosse, cinq ou six feuilles d’oseille
ronde, une ou deux branches de thym, un peu de marjolaine, d’hysope et de
cresson, etc. ... »
Elle ne se contentait pas, d’ailleurs, cette reine des safrètes,
de surveiller avec soin son maître queux ; elle tenait véritablement
« école de gourmandise » et initiait ses amies à la science
culinaire. C’est ainsi qu’elle fit de La Rochefoucauld, l’austère auteur des Maximes,
un gourmet qui lui demandait, presque à genoux, des recettes ; elle lui
refusa cependant, malgré leur amitié, celle de son fameux potage aux carottes.
Nous avons conservé des lettres de La Rochefoucauld qui montrent qu’il sut
profiter des leçons de sa belle amie. Dans une épître à une de ses nièces,
jeune mariée, il cite parmi les catastrophes qui peuvent survenir dans un jeune
ménage : un mauvais cuisinier, du vin vert et du pain de Beauce.
Nous ne pouvons, on le conçoit aisément, citer toutes les
jolies gourmettes du temps ; les textes contemporains fourmillent de notes
souvent très amusantes sur le goût des femmes pour les beaux fruits, les bons
rôtis, les vins délicats, les liqueurs plus ou moins fortes. Une petite scène
de comédie, qui se passe entre la femme de chambre et le valet de deux
amoureux, va nous permettre de saisir sur le vif les goûts gastronomiques d’une
jolie fille en 1670. Écoutons donc le sieur de Haute-Roche dans une scène de
son Soupé mal apresté.
Dorine.
Silence sur l’Amour et parlons du festin.
Philipin.
Le soupé sera beau.
Dorine.
Vois-tu, je te déclare
Qu’à souper comme il faut aussi je me prépare,
Surtout que nous ayons quelque vin de liqueur.
Philipin.
Ouy.
Dorine.
Fais faire un ragoust qui nous touche le cœur.
L’entremets fin, la bisque, où le ris de veau nage.
Et je t’en aymeray quatre fois davantage.
Philipin.
Si bien que ton amour est un amour gourmand
Et sans tous ces ragousts, serviteur à l’amant.
Dorine.
Point d’amour sans cela ...
Cette petite scène, bien croquée, nous prouve que, dès le
règne du grand roi, la femme sut, et avec délicatesse, faire de la bonne chère
le prélude nécessaire de l’Amour. Nous ne pouvons que l’approuver.
Roger VAULTIER.
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