Les « Grandes Galeries du Progrès » élèvent leurs
murailles bariolées et leurs hautes verrières au milieu de la grande rue de la
petite ville. Cet immense caravansérail est le rendez-vous irrésistible des
citadins et des ruraux. On y entre par nécessité, afin d’y acquérir des objets
usuels ; on y vient par désœuvrement avec l’espoir de trouver l’occasion
rarissime offerte par le hasard ; on y vient pour y recueillir des potins,
afin de meubler les conversations au prochain « jour » de Mme
la notairesse ou à la prochaine soirée littéraire de la poétesse locale. On y
vient surtout pour prendre, sans raison valable, les ascenseurs, les tapis
roulants, pour écouter les « pick-up », pour fouler les vastes
carpettes, bref, pour prendre un peu de cet air de Paris qui flotte dans tous
les coins de cette succursale de la grande ville, de cette atmosphère apportée
par les mille bibelots venus tout droit de la capitale et qui fait rêver un
instant que l’on est sur les bords enchantés de la Seine.
Il gèle. La neige couvre les chaussées et les toits. Le
temps est gris. Ce n’est pas jour de marché, et la population de la ville est
réduite à ses seuls arborigènes.
Il est treize heures, l’heure de la seconde table du
personnel. Un silence impressionnant règne dans les vastes locaux. Depuis les
sous-sols, où se vend la vaisselle, la boissellerie, les cuisinières, les
appareils d’électricité et de gaz jusqu’au quatrième étage où se trouvent les
rayons de meubles et tapis, on pourrait entendre voler une mite.
Notons, en passant, qu’il est assez piquant de remarquer
que, dans la plupart des grands magasins, ce soit au dernier étage qu’on ait
coutume de vendre les objets les plus lourds, les plus encombrants, alors qu’il
serait autrement plus logique, plus commode, de les placer au rez-de-chaussée,
où leur manutention serait autrement plus aisée.
Mais passons ... Nous ne sommes pas ici pour susciter
des réformes à des usages établis depuis des lustres. Cela ne servirait, du
reste, à rien, et nous sommes persuadés que les réfutations et les raisons
invoquées par les idoines écraseraient nos modestes objections comme le
brodequin puissant du marcheur aplatit la vile limace !
Dans la chaude température qui baigne les étages, les
employés de service, ne sachant que faire, tous les chalands éventuels étant, à
cette heure creuse, occupés à se sustenter en famille ou aux restaurants,
errent comme des ombres lentes et molles autour des rayons déserts. Les
inspecteurs, impressionnants dans leurs longues redingotes noires, le cou
engoncé dans les larges cravates immaculément blanches, regardent la rue par
les baies vitrées, l’œil terne, les mains au dos.
Demandons encore ici, très humblement, pourquoi l’on oblige
MM. les inspecteurs, dans nombre de magasins, à se déguiser ainsi en
pantins croque-morts, dans un accoutrement inesthétique autant que lugubre,
alors qu’il serait plus simple de les nantir d’un élégant et discret insigne au
revers de leur veston de ville, ce qui serait plus logique, très suffisant et
pas humiliant ...
Mais passons ... (voir plus haut).
Brusquement, au deuxième étage, une porte double s’ouvre,
faisant un bruit de gong fêlé dans le calme de cette quasi-nécropole. M. le
Directeur sort de son bureau.
Il n’a pas l’air content du tout, M. le Directeur.
Ce matin même, il vient de recevoir une lettre comminatoire
de la Grande Direction de Paris, rédigée en termes froids, corrects, mais assez
désagréables, sur le laisser aller déplorable de son personnel, constaté lors
de la dernière inspection. Cette pénurie de clients n’est pas faite pour
améliorer son humeur.
Bien décidé à sévir, il agite, par une secousse énergique,
les revers de sa jaquette, jette les mains derrière le dos, les y croise
fermement et, les yeux fulgurants derrière le lorgnon à monture d’or, la barbe
hérissée, il descend lentement, pompeusement, les larges escaliers pour passer
la revue des rayons. Gare à ceux qu’il prendra en faute !
À la parfumerie, les petites vendeuses élégantes lui
envoient leurs plus gracieux sourires. Il les toise, hautain, et les prie de vouloir
bien, à l’avenir, se mettre moins de rouge et porter les manches plus longues.
À la maroquinerie, il ordonne à une dame assise de se lever et d’attacher plus
régulièrement les sacs et les pochettes sur les tringles nickelées.
Aux gants, il relève des traces de talc sur l’accoudoir en
velours et une paire marquée 78 francs dans la case des gants à 76 fr. 95 ...
Ah ! ... il l’a, lui, l’œil du maître ! ...
À la quincaillerie, un employé en blouse noire, tassé
derrière le comptoir, lit un roman broché. Il foudroie cet homme du
regard : « Pas de livres ici, monsieur, le plumeau ... le
plumeau ...
Le livre va rejoindre des tiers-points et des tenailles dans
une caisse, et le plumeau long emmanché entre en danse.
Il monte ...
À la lingerie, une vendeuse se tapote les cheveux devant une
glace et fredonne un air en sourdine. Sous les regards du maître, les bras
retombent et la chanson reste un pied en l’air ...
Il monte, monte encore ...
Il parvient au quatrième étage, à l’ameublement. Personne.
Vide complet. Une odeur flotte : naphtaline et vernis à bois.
À pas feutrés, foulant le tapis étroit qui serpente entre
les armoires et les lits, M. le Directeur marche et furette des yeux à
droite et à gauche, tel un chasseur à l’affût ...
Tout à coup, il s’arrête médusé.
À cinq mètres de lui, un homme en jaquette noire, un
employé, est assis profondément dans un vaste fauteuil de cuir étiqueté 804 fr. 45.
Les jambes allongées, les pieds posés sur un pouf brodé, marqué 208 francs,
les mains croisées sur le ventre, la face tournée vers le plafond, il fume
béatement une cigarette dont la fumée monte en volutes bleues, comme d’une
cassolette.
Le sang afflue au visage de M. le Directeur. Il serre
les poings et un rictus sauvage lui découvre les dents. Il tient enfin le bouc
émissaire qui va payer pour la collectivité et sur lequel il va assouvir sa
juste colère. D’un bond, il est à côté du coupable. Ce dernier se lève, comme
mû par un ressort et reste debout tout penaud ...
Le directeur rugit :
— C’est ainsi, monsieur, que vous occupez votre
temps !
— …
— Au lieu de s’occuper de vérifier les étiquettes,
d’épousseter, de balayer, monsieur se carre dans un fauteuil et fume !
— …
— Et vous vous figurez que vous allez continuer
longtemps cette vie de sybarite ? Allez ... jetez d’abord cette
cigarette !
— …
— Là ! Et, maintenant, vous allez comprendre, mon
petit ami, que cette vie a assez duré. J’en ai assez ...
entendez-vous ? ... Assez ! ... Comment vous
appelez-vous ?
— Aristide Deveau, trente-neuf ans, né à Paris ...
— Ça va. Ne vous payez pas ma tête,
Deveau ! ... Ne riez pas ainsi bêtement, insolent ! ...
Attendez que j’écrive ... mon carnet ... Où est mon
stylo ? ... Ah ! le voilà ! ...
Attendez ! ... Cela ne va pas faire un pli ... Ah ! mais ! ...
Nous disons :
« Payez à Deveau Aristide, demeurant ... Où
habitez-vous ?
— Rue Crouzat, no 22.
— ... rue Crouzat, 22 ... la somme
de ...Combien gagnez-vous par mois ?
— Mille trois cent quatre-vingts francs.
— Mille trois cent quatre-vingts francs ... Nous
sommes le premier, cela vous fait le mois. Je ferai passer ultérieurement les
écritures nécessaires, mais vous allez décamper tout de suite ! ...
Maintenant la date et ma signature ... Voilà ! Allez avec cela vous
faire régler à la caisse no 1 et que je
ne vous revoie plus jamais ici ! ... Filez !
Le nommé Deveau Aristide prend le papier, dévale les
escaliers tel un zèbre et va toucher à la caisse principale la somme qui vient
de lui être allouée.
Dix minutes après, M. le Directeur, un peu calmé par
cette sanction juste et énergique, descend au rez-de-chaussée et sort sur le
trottoir pour jeter un coup d’œil aux étalages. Il aperçoit sa victime qui, une
nouvelle cigarette aux lèvres, plie soigneusement dans son portefeuille les
billets reçus. Il s’approche de lui lentement, pris d’une vague pitié, et lui
met la main sur l’épaule :
— Dites-moi, Deveau, je viens de vous mettre à la
porte, c’est mon droit et même mon devoir. Mais, par contre, vous avez, de
votre côté, le droit de me demander un certificat. Je suis à votre
disposition ...
Deveau lève vers le directeur deux bons yeux de chien battu,
soulève son chapeau et murmure d’une voix douce :
— Vous êtes bien bon, monsieur le Directeur, mais je
n’en ai pas besoin. J’étais venu fumer une cigarette comme tous les jours,
après mon déjeuner, dans ce fauteuil où vous m’avez surpris aujourd’hui. Il
fait chaud, là-haut ... Mais je n’appartiens pas à votre personnel, moi.
Il y a quinze ans que je suis employé aux pompes funèbres, aux écritures, à
côté ... Même que si ... un jour, vous avez besoin de mes
services ... On ne sait jamais ...
Charles BLEUNARD.
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