Dimanche soir, 6 janvier ; cette fois, la chasse
est fermée et bien fermée pour tout le gibier ; même la sauvagine, qu’on
ne pourra plus poursuivre qu’avec des restrictions et des conditions presque
prohibitives. Il faut bien avouer que l’on avait quelque peu abusé
d’autorisations trop larges, favorisées par ces dates officielles et immuables
du 14 juillet au 31 mars de chaque année, ce qui permettait aux
nemrods peu scrupuleux d’abattre sans trop de risques, durant neuf mois
consécutifs, tout gibier, souvent même le moins migrateur.
Cette fois donc, la clôture est définitive et brutale, sans
amendement de transition, alors que la tardive lune de la mi-décembre se fait
sentir d’une façon aiguë, fixant la boue du sol et la surface des étangs, pendant
que de longues théories d’oiseaux exotiques sillonnent un ciel purifié de leurs
lignes géométriques et mobiles, dans un sens unique vers le sud.
« Regardez, mais n’y touchez pas », — c’est
là aussi une des formes de la grande pénitence à laquelle tout Français a été
légalement condamné.
Une exception a été faite pour quelques privilégiés,
c’est-à-dire pour les quelques heureux propriétaires de cinq hectares de bois
ou les actionnaires des forêts domaniales ; en effet, la chasse à la
mystérieuse et mélancolique visiteuse de novembre au bec paradoxal et au
plumage de sous-bois d’hiver d’un mimétisme si savant a été maintenue et même
prolongée au delà de la constellation du Verseau, sans motif bien plausible, ni
raison bien déterminée. Puisque tout doit être réformé pour le mieux de la
création, mars, mois des premiers et tièdes effluves printaniers et aussi des
premières amours, ne devrait plus être celui du dieu belliqueux qui fait parler
la poudre, mais celui du dieu fécond de la paix, aussi bien pour les bois que
pour la plaine.
Mais comment reléguer dans l’oubli, comme son précieux fusil
dans la graisse, les souvenirs encore trop récents des impressions les plus
agréables et sans revers de notre existence ? Comment ne pas éprouver la
fringale nostalgique d’une dernière et passagère émotion, quand l’écho de la
forêt prohibée vous renvoie le bruit sympathique et connu annonçant qu’un autre
que vous vient d’éprouver les joies de cette émotion désirée ?
Consolez-vous, ami chasseur : sans perte de temps, à heure
fixe, vous pourrez sortir votre arquebuse et connaître le plaisir d’enfumer une
ou deux bécasses, avec un peu d’entraînement et de dextérité ; ce sera
peut-être un tantinet de braconnage permis, et encore ... En tout cas, ce
sera du sport, je dirai même du ball-trap.
Ne vous est-il pas arrivé, sur le soir, au retour d’une
randonnée peu fructueuse de décembre, de longer une forêt ou un bois, emportant
dans le filet de votre carnier un vieux ramier qui s’est abattu lourdement sur
le sol et dont la bise du nord déjà aigre emportait de temps à autre des
volutes de plumage aux teintes tendres et claires ? C’était l’heure du
rappel du merle à la première grisaille du crépuscule ; déjà, au sol, tout
s’estompait et disparaissait dans la pénombre grandissante ; seule la
dentelle des rameaux effeuillés des balives se détachait encore très nettement
dans un ciel toujours éclairé.
Le silence s’est fait, mais soudain, sans percevoir le
moindre bruit d’ailes, vous avez aperçu à toucher la cime des taillis une
immense chauve-souris au vol rapide et régulier filant au large et
disparaissant à vos yeux dans une subite plongée dans le noir ; une
seconde est presque immédiatement apparue dans le même sillage, plus lente et
plus hésitante, une troisième, et davantage peut-être ; ces grandes
chauves-souris ne sont pas revenues tourbillonner capricieusement au-dessus de
votre tête, elles sont passées une bonne fois, à une ou deux minutes
d’intervalle, elles sont déjà rendues près de leurs fontaines, ruisseaux ou
prairies de prédilection pour y piocher ferme les vermisseaux, durant toute la
longue nuit noire, sans être dérangées par aucun ennemi. Elles ne rentreront
plus dans la solitude reposante des bois pour une sieste bien gagnée que le
lendemain matin, par le même chemin aérien, avec la régularité d’un torpilleur
sur sa route liquide, et cela une heure avant le lever du soleil, quand l’aube
ne s’éclaire encore que des faibles rayons de l’aurore ; et, si vous étiez
vraiment curieux, si vous n’aviez pas un entier crédit dans la véracité de mes
dires, et surtout si vous ne craigniez pas le froid et n’aviez pas une épouse
trop jalouse, vous pourriez, après douze heures d’une patiente attente, saluer
chaudement, si je puis m’exprimer ainsi, la rentrée des noctambules.
Mais, ce soir, vous avez pris votre chronomètre, il est
exactement 5h.10 ; vous avez repéré l’endroit entre un petit chêne de
futaie et un hêtre chevelu ; le principal est fait et, si les conditions
atmosphériques n’ont pas trop changé, vous tirerez demain et les jours
suivants, — car vous manquerez plus d’une fois, — mais la bécasse ne
porte pas rancœur, elle sera fidèle au rendez-vous jusqu’à ce qu’elle soit
définitivement à vous sur un canapé de pain grillé. Mais soyez là le lendemain
à 5h.9 ou à 5h.8, à 5h.11 ou à 5h.12, suivant que vous vous livrerez à ce jeu
d’adresse avant ou après le temps de Noël.
Votre chien vous accompagnera ; il ne tardera pas à
comprendre, il sera sage dans sa pose extatique et contemplative, pendant qu’à
l’instar du tireur aux pigeons d’argile vous avez dit « prêt » avant
de dire tout à l’heure « pull ». L’oiseau a pointé au-dessus de la
lisière sans que vous l’ayez vu venir ; votre œil déjà exercé a reconnu la
bécasse, mais le coup de feu mal ajusté et tiré en tête a dû passer derrière ;
voici la seconde, vous la prenez en travers, mais, sur le fond trop sombre,
vous avez mal calculé la correction-tir ; sous le fouet du plomb, l’oiseau
a plongé et vous le croyez mort, mais votre chien vous détrompe par ces vaines
investigations. La troisième se présente, mais vous n’avez pas rechargé votre
arme ; cependant, elle hésitait un peu, elle était quelque peu freinée par
un subtil coup de vent ; c’eût été une belle cible ; tant pis !
À demain.
Avec du plomb no 11 dit
« cendrée », un fusil dispersant bien, vous changerez quelque peu de
tactique : vous tournerez le dos au talus de la forêt ; la bécasse, à
l’heure dite, vous passera en cul, et la plongée qu’elle dessine souvent au
sortir du bois sur la plaine sera sa dernière : elle aura pris contact
avec le sol avec un bruit mat ; quelques battements d’ailes orienteront
votre sympathique compagnon, qui, avec toute la vertu de sa race et le dégoût
de ce rapport, déposera entre vos mains l’oiseau dont les mœurs, les habitudes,
l’origine et la chasse n’ont jamais mis d’accord ceux qui se sont chargés de sa
mystérieuse biographie.
C’est un court, mais fort agréable passe-temps, à la chute
du jour. Mais malheureusement il est des jours creux, tellement cet oiseau
essentiellement mobile obéit docilement aux moindres variations barométriques
par de constantes oscillations entre le nord et le sud.
Robin des Bois.
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