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L’O. N. M. des chasseurs

Vous avez dû remarquer, chers confrères en saint Hubert, que nous n’avons jamais été favorisés par l’O. N. M. (Office national météorologique), car, s’il y avait jadis, dans les communiqués quotidiens de cet important organisme, une émission spéciale à l’usage des pêcheurs, il n’en existait pas à l’usage des chasseurs !

J’avoue que cette omission ne me frappait guère : sans médire de cette respectable institution, il faut reconnaître que ses prévisions, pour être enveloppées dans des termes scientifiques, n’en étaient pas moins sujettes à l’erreur. Certains frondeurs prétendaient même qu’elles l’étaient assez souvent.

Les chasseurs n’ont d’ailleurs, à mon avis, aucun besoin de recourir à de tels oracles, car ils ont, pour les renseigner sur les probabilités météorologiques, un certain nombre de moyens mis à leur disposition par la nature et qui valent bien les appareils ou les calculs scientifiques !

En premier lieu, les phases de la lune : elles ont une influence incontestable sur l’évolution du temps ; demandez plutôt aux huttiers.

Le père Pive, qui dirigea mes premiers pas de chasseur, avait à ce sujet certains aphorismes dont j’ai, à l’usage, reconnu, la parfaite justesse : d’ailleurs, je ne me souviens pas de l’avoir vu se tromper sur le temps qu’il ferait le lendemain.

Pive disait : « Il fait beau quand la lune monte ! » (Entendez par là la période croissante de l’astre des nuits.) Tous les chasseurs connaissent ses propriétés absorbantes : c’est une grande dévoratrice de nuages, et, quand elle est à son apogée, il est rare qu’il reste un nuage au ciel.

Mais, en dehors de la lune, Pive avait d’autres moyens de prévoir les évolutions météorologiques : le vol des hirondelles, l’orientation des feuilles, des brins d’herbe et, bien entendu, le régime du vent : en France, les vents du nord amènent le beau temps, tandis que, selon les régions, les vents d’est ou d’ouest apportent la pluie.

Mais ce qui le guidait surtout, c’était l’observation des oiseaux migrateurs, du plus petit passereau aux plus puissants « voiliers ». Grâce à leurs « antennes » plus sensibles que tous les instruments de précision, ils savent prévoir le moindre changement de temps.

Et Pive ne s’y trompait pas ; l’arrivée de certains oiseaux, leur départ en groupes, leur afflux anormal, en certaines époques de l’année, chacune des manifestations extérieures de ces voyageurs éternels sur la route ancestrale des migrations a une cause, une signification pour l’homme simple et heureux qui se penche sur la nature, l’observe et sait l’observer.

Des quantités de souvenirs me reviennent à ce sujet ; je me contenterai de vous en citer deux ou trois.

J’arrivai un jour aux embouchures du Rhône, en novembre, avec un temps radieux, ayant pris à Berre, en passant, mon vieil ami, le père Pive, pour lui faire passer deux ou trois jours en Camargue ; avec cette « bonasse », rien à faire, qu’à se promener et à tâcher de rencontrer quelques poules d’eau pour éviter la bredouille complète.

En arpentant la longue et étroite bande de terre qui sépare sur plusieurs kilomètres le Rhône finissant du golfe de Fos, je fus frappé du nombre prodigieux de petits oiseaux que je faisais lever à chaque pas à travers les « saladelles » et les « inganes » ; des vols compacts de pinsons, de pives, de pivotons s’envolaient pour aller se poser non loin de là. Une vraie invasion de la gent ailée.

— Mauvaise chose, me dit le père Pive, qui regardait en faisant la moue ; il n’y a rien à faire ici que de l’eau à ramasser. Crois-moi, pitchoun, retournons à Berre : j’aurai toujours quelques lapins à te faire tirer !

Je lui promis de partir le lendemain, si ce temps-là continuait. Il continua. Seulement, chose remarquable, Il ne restait plus un seul de ces innombrables petits oiseaux qui couvraient le pays la veille.

Le soir, nous partîmes, sur les instances réitérées de Pive, et bien nous en prit ! Dans la nuit, une bourrasque d’Est d’une violence inouïe se leva sur la Camargue, et un raz de marée d’une rare intensité couvrit de plus d’un mètre d’eau les embouchures du Rhône ! Sans l’insistance de Pive, alerté par le déplacement massif des petits oiseaux, nous aurions été bloqués !

Une autre fois ... Mais qu’il me suffise de vous rappeler le temps affreux que nous avons eu au mois de décembre 1938 et la vague de froid dont les chasseurs se souviendront longtemps, à cause des hécatombes qu’elle a entraînées.

Pendant les deux jours qui l’ont précédée, de la fenêtre de mon cabinet de travail, à quelques kilomètres seulement de Paris, j’ai vu, le matin, au petit jour, des vols innombrables de migrateurs passer à tire-d’aile au-dessus de la Seine toute proche (pour les oiseaux comme pour les aviateurs, les grands cours d’eau sont les grandes routes aériennes). Il y avait de tout, des canards, quelques oies, tous les grands voiliers ...

Me rappelant les préceptes de Five, je conclus à une saute brusque du temps et à un abaissement subit de la température : toutes affaires cessantes, je pris mon fusil, des cartouches, des vêtements chauds et fus rejoindre un vieil ami aux embouchures de la Somme ...

Le lendemain, il y avait forte bise et 15° sous zéro ! Mais le froid était survenu avec une telle rapidité que nombre de migrateurs n’eurent pas le temps de regagner les pays chauds et qu’il y eut des hécatombes un peu partout.

Mais je me souviens que les pronostics météorologiques de la T. S. F. ne signalèrent le changement de temps que vingt-quatre heures après le fait accompli, et, si je n’avais suivi qu’eux, j’aurais manqué une des plus belles chasses de ma modeste vie de chasseur !

Il est vrai qu’ils se dédommagèrent ensuite en annonçant une baisse supplémentaire de 10° pour le lendemain, qui fut précisément le jour du dégel.

Ma foi ! je préfère les prévisions météorologiques des vieux chasseurs !

Jean RIOUX.

Le Chasseur Français N°607 Avril 1946 Page 135