« Salut, doux souvenirs des temps qui ne sont
plus », chantait le vieil Ossian, célébrant les chasses et les combats de
sa jeunesse. On connaît le mot d’un célèbre diplomate : « Ceux qui
n’ont pas vécu avant 1789 n’ont jamais connu la douceur de vivre. »
Cette « douceur de vivre », qui, depuis plus de
trente ans, semble avoir abandonné notre pauvre planète, avait reparu pendant
de longues années au XIXe siècle ; ceux de mon âge n’ont fait
que l’entrevoir déjà un peu déclinante avant 1914; mais les récits souvent
faits, au coin du feu, par un père ou de vieux oncles chasseurs permettent à
beaucoup d’entre nous de reconstituer fidèlement cet heureux temps.
Mes grands-parents maternels habitaient un vieux château
dans le sud du Poitou, près d’une grande forêt domaniale. Chaque hiver, leurs
enfants, garçons et filles, mariés en Vendée, revenaient au logis paternel,
avec domestiques, voitures, chevaux et chiens. Quinze à vingt maîtres se
trouvaient réunis autour de la table de la salle à manger ; autant de
serviteurs à la cuisine, depuis le vieux jardinier jusqu’à la petite gardeuse
de « prots » (dindons, en patois poitevin), sans compter les nombreux
journaliers employés au faire valoir.
Dans sa jeunesse, mon grand-père, veneur passionné, avait
beaucoup chassé le loup à courre ; homme de devoir avant tout, lors de son
mariage il eut le courage — je dirai l’héroïsme — de renoncer
complètement à la chasse ; car, disait-il, « je l’aime tant que j’y
consacrerais trop d’argent et de temps au détriment de mes enfants ».
Les fils d’un tel père ne pouvaient pas dégénérer. Dès
qu’ils furent revenus du collège et de la guerre de 1870, mes oncles eurent,
pour le courre du lièvre, un petit équipage de harriers qu’ils suivirent
d’abord à pied ; vraie façon pour des jeunes gens, me disait l’un d’entre
eux, d’apprendre la chasse aux chiens courants en travaillant dans les défauts.
Pour mentor, ils avaient un vieux garde, le père
Alcourt ; ce nom revenait toujours dans les récits de mon père, et on
sentait sa profonde admiration pour ce type accompli et comme on n’en voit plus
d’homme de chasse et de chenil, aussi bon piqueur que dresseur de chiens
d’arrêt et piégeur. D’un dévouement absolu pour ses jeunes maîtres, ceux-ci le
lui rendaient bien en affection, et, lorsque le vieillard ne put chasser, celui
de mes oncles qui était resté au foyer paternel ne manquait jamais, en rentrant
de la chasse à tir, de passer chez le vieux serviteur pour lui conter sa
journée et lui laisser du gibier.
Cet oncle s’était lancé dans la grande vénerie, avec un
cousin et un ami ; il eut une meute de quarante bâtards anglo-saintongeois
à manteau noir ; cet excellent équipage de chevreuil pouvait rivaliser
avec les meilleurs du Poitou et de Vendée. Les officiers de cavalerie d’une
garnison voisine mêlaient souvent leurs dolmans bleus aux habits rouges des
« Boutons ».
Que d’incidents joyeux ou burlesques au cours de ces
chasses, telle l’histoire de ce brave curé qui, pendant une chasse
d’entraînement, alors qu’il lisait son bréviaire en forêt, fut
« lancé » par la meute après un long rapproché, au grand ébahissement
du piqueur, peu habitué à pareil gibier. Ou encore celle de ce jeune homme à la
taille exiguë, hissé par ses camarades sur un gigantesque cheval d’officier de
cuirassiers et qui était secoué comme une marionnette, à la grande joie des
assistants.
Dans ces temps heureux, l’entretien d’un équipage
n’impliquait pas une fortune de nabab. La remonte en chevaux n’était pas
ruineuse non plus ; pour 1.500 francs, on avait un bon hunter de
demi-sang.
Ajoutons que dans cette contrée, comme dans tout l’Ouest, la
chasse à courre fut toujours populaire ; jusqu’à cette guerre, le
laisser-courre du mardi gras en forêt de C ... était vraiment la fête du
pays.
Laissant les grands veneurs à leurs chevauchées, les
chasseurs à tir se livraient chaque jour à leur plaisir favori, soit en
chassant un lièvre ou un renard aux chiens courants, soit en cherchant la
bécasse en forêt ou dans les bois d’alentour.
Comme intermèdes, il y avait des déterrés de renards et de
blaireaux, où le père Alcourt excellait, comme dans toutes chasses.
Pendant les longues soirées d’hiver, toute la famille se
réunissait devant une vaste cheminée où brûlait une énorme bûche apportée par
deux hommes sur une civière ; les dames brodaient ou tricotaient pour les
pauvres, les hommes dépliaient leur journal, mais, fatigués par leur journée de
chasse, ne tardaient pas à somnoler. À 9 heures, prière en commun avec les
serviteurs ; puis, à la fin de la veillée, mon grand-père enfouissait sous
la cendre les tisons du brasier qui servaient à le rallumer le lendemain. Ce
foyer qui ne s’éteint pas de tout l’hiver n’évoque-t-il pas les rites antiques
décrits par Fustel de Coulanges ?
Maintenant, le grand château de chasse est presque
désert ; ses rares habitants se sont réfugiés dans quelques salles,
l’herbe pousse dans les allées si passantes autrefois, et le silence règne dans
les cours qui retentirent si souvent des abois des meutes et du hennissement
des coursiers.
DE CÉMAR.
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