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Chasseurs citadins 1941

Réminiscences …

L’ouverture est fixée au 7 septembre. Comme l’éclair, la nouvelle file, se répand. On s’inquiète des formalités à accomplir.

Où versera-t-on les 25 francs ? La grave question, c’est le chapitre munitions. Assiégés, guettés, débordés, les armuriers hissent des pancartes désespérantes : Pas de cartouches ... Et les heureux mortels possesseurs d’un petit stock de sourire intérieurement ... tout en s’inscrivant pour la prochaine distribution.

« Si je suis le seul avec la cartouchière garnie, quelle hécatombe ! » pensent-ils. Ils sont des centaines à raisonner de même ... et à faire la queue.

Des cas de conscience se posent, ainsi qu’en témoigne une conversation entendue dans un tramway, fin août :

— Est-ce que tu en as trouvé ?

— Non.

— As-tu pris le permis ?

— Pas encore. Je veux d’abord des cartouches.

— Sans permis, tu n’auras pas de cartouches ; c’est défendu.

— Et si je prends le permis et qu’il n’y ait pas de munitions, je serai « refait ».

Plomb ... tuyaux.

— Quelques privilégiés ont retrouvé, dans leur armoire, une boîte de douilles, des bourres, et ont pu obtenir de la poudre; mais où prendre le plomb ? Nos chasseurs méridionaux abandonnent difficilement l’idée d’une brochette. Pour tuer ces petites bêtes, il faut quantité de fine grenaille. Où s’en procurer ? ... Les fantaisistes vous diront : « Employez un ersatz, les lentilles, par exemple ; elles possèdent une force de pénétration redoutable. » Pas mal comme idée, et je vois très bien un perdreau criblé à quinze pas, un vrai perdreau aux lentilles. Seulement, ce précieux légume sec, contingenté, est rare, aussi rare que le plomb.

Alors, sans perdre une minute, les plus enragés se sont mis à l’œuvre. Rougis, brûlés par les flammes, ils suivent d’un œil brillant les transformations du terne métal en un ruisselet d’argent. C’est le moment d’agir, de le métamorphoser en sphères régulières, par quelque ingénieux procédé. En ont-ils essayé des trucs et des systèmes ! ... Hélas ! bien en vain. Le soir, au café, les « fondeurs » présentent le résultat de leurs altérantes recherches. Ce plomb maudit, fatigué d’être roulé, refuse obstinément de se mettre en boule ; il a, semble-t-il, un penchant marqué pour les pointes, les « queues ». Nos alchimistes en ont horreur. Un farceur lance :

— Ça rentrera bien mieux ; je parie qu’à cent mètres un lièvre est foudroyé.

Soudain, le grand Toine fend le cercle, contemple les échantillons et laisse glisser un sourire plein de dédain en tirant un papier de sa poche.

O miracle ! ... Est-ce possible ? Les petites sphères — du dix sans doute — sont là, toutes égales, bien rondes, sans une bavure. Des mains se tendent, des doigts palpent. Oui, c’est du solide, du vrai, du plomb semblable à celui, de l’armurier.

— Comment as-tu fait ?

Le solide garçon paraît interloqué, rentre un sourire à peine esquissé. On l’entoure, on l’assiège, on le supplie. Modeste, le magicien esquive les questions en prenant place. Des clients non chasseurs s’en mêlent. Sur un geste discret au patron, l’apéritif favori arrive. En chœur, les admirateurs réclament la recette infaillible. Inflexible, il se tait. Un loustic assure qu’il l’a vu opérer.

— Oui, mon vieux, du haut du pont transbordeur, il faisait tomber le plomb dans la barque de Ju, le marchand d’oursins. C’est pas toi qui aurais eu l’idée, hein ?

Des propositions tentantes ... et nourrissantes remplacent l’apéro sans ébranler l’homme du jour. Va-t-il partir sans livrer son secret ? Sortant de son mutisme, il s’écrie enfin :

— Un paquet de cigarettes, puis je dis tout. Léger remous, ceux du premier rang tentent de passer derrière. Qui va se dévouer ? Lourd silence. Timide, mais conscient de la grandeur de son sacrifice (huit jours sans fumer !), un petit homme immole sur l’autel de Diane l’herbe odorante. Réconforté par les : « Ça, c’est bien. Merci, mon ami ... Quel brave type que ce Victor ! », il est poussé à la place d’honneur. Le cercle, se serre, se tasse. Si on entendait mal ! ... Des carnets sortent hâtiment des poches, prêts à enregistrer les efforts d’un cerveau inventif.

Alors, les yeux perdus, suivant les volutes bleues de la première cigarette, Toine, très simplement, leur dit :

— Ce matin, j’ai rangé ma caisse à munitions, une poignée de plomb restait dans un coin ; je vous l’ai apportée comme modèle.

Ah ! mes amis, quelle tempête ! ... Rires, vociférations, cris réprobateurs, injures firent tinter les rangées de verres du comptoir. Le généreux donateur riait lui-même, d’un tout petit rire anémique fluet, un vrai rire jaune. Bon garçon, Toine lui offrit une cigarette en lui donnant son plomb, de quoi tuer six alouettes.

Transports.

— En règle avec la loi, la cartouchière garnie de vingt cylindres, ration mensuelle, nos chasseurs urbains ne sont pas au bout de leurs peines. Comment peut-on se rendre, le 7 septembre, à S ..., ou à P ..., où le gibier, sans inquiétude, le pauvre, attend la crépitante fusillade ? On peut manquer un perdreau, rater un lièvre gigantesque, l‘ouverture, jamais ... Les horaires ferroviaires ou routiers consultés amènent de lourds soupirs désespérés. Ces soupirs traduisent les difficultés actuelles d’un petit déplacement de rien du tout, alors qu’hier ...

Hier — avant l’affreuse tourmente — trains et cars tendaient leurs sièges rembourrés, modifiaient leurs heures de départ, parfois même les tarifs, appelaient longuement les nemrods attardés et jamais satisfaits. Vous préfériez l’auto ? Rappelez-vous ces routes des samedis et dimanches ... Torpédos, conduites intérieures, cabriolets, camionnettes, sidecars, motos se disputaient la place. Rip, Diane et Miss, roulés sur des coussins ou douillettement installés dans une malle spéciale, dormaient, bercés par le rapide glissement. « Huit cylindres » puissantes, minuscules « cinq chevaux » s’en allaient ronronnant ; voies nationales et chemins vicinaux connaissaient un trafic intense. La nuit même n’était plus la nuit, coupée par les tranches de clarté aveuglante trouant les ténèbres. Quant aux embouteillages, dérapages, accrochages, télescopages, remorquages, juste rançon du progrès, on ne les comptait plus. Époque bénie où les pompes, en rangs serrés, faisaient signe aux chauffeurs. Ceux-ci, très difficiles, ne se contentaient pas de l’essence ordinaire, bonne tout au plus à dissoudre le cambouis ; il leur fallait une supermarque assurant des reprises foudroyantes. Grâce à elles, on pouvait, sur 100 kilomètres, gagner cinq minutes, un voyage dans les décors, et, si le coup était bien calculé, on continuait tout droit en Paradis.

Puisque ce temps heureux — les restaurants sans tickets vous servaient des repas à faire rêver — est tombé dans le domaine du passé, voyons comment nos enragés disciples en saint Hubert vont se débrouiller. Ne parlons pas de quelques combinards qui transforment les déplacements professionnels en randonnées cynégétiques. Laissons de côté les tranquilles banlieusards gagnant pedibus leur poste à feu.

Pour la majorité d’entre vous, ô mes malheureux frères d’infortune ! il s’agit d’absorber 25, 50, 100 kilomètres ou plus. D’intrépides sportifs, jeunes et vieux, — on a l’âge de ses muscles, — enfourchent la bicyclette à laquelle ils ont fixé une petite remorque où Clairon se prélasse. Averses, coups de mistral, suées dans les côtes agrémentent ces sorties, sans oublier les incidents. Tel chasseur — excuse ma traîtrise, mon brave ! ... — satisfait de sa journée, mais très en retard, rentre au logis à toutes pédales. En sautant de selle, stupeur, plus de remorque ! ... Et le fusil, et le chien, et le carnier ? Retour. Heureusement, il existe encore d’honnêtes gens ...

Voulez-vous une place dans le train — ces machines inférieures à l’homme, refusant absolument de se mettre au travail avec une demi-ration, tandis que nous ... — ou dans l’autobus ? Retenez votre siège à l’avance, même si, pendant deux heures, il faut faire la « queue ». Le car pansu, que défigurent les cylindres du « gazo », arrive : trente places, ils sont au moins soixante à attendre. Durant un moment, fermez les yeux et bouchez-vous les oreilles. C’est fait, pas de coups de poing, tout a été parfait : des disputes, quelques bousculades sans importance. Les voyageurs ont compris, ils se disciplinent eux-mêmes, et, chose incroyable, sont tous casés avec paquets, carniers, chiens. Surchargé et poussif, le monstre s’ébranle ; pas de cahots, un quart de fesse suffit ... largement ; debout, on prend exemple sur les sardines. Ces débrouillardes sont couchées et sans tête, immense avantage ; ici, la tête gêne vraiment trop tant le toit est bas. Demain, torticolis obligatoire, bonne excuse pour les maladroits. Un gros monsieur — il en reste quelques-uns — se plaît à semer des propos macabres :

— Si nous versons avec un chargement pareil, c’est fini, nous y passons tous : rôtis, grillés, pas un n’en réchappera ... puis nous sauterons, — regard sévère sur les chasseurs, — on ne reconnaîtra plus nos pauvres corps réduits à quelques fragments d’os ...

— Sans essence, aucun danger d’incendie, avance timidement une voyageuse.

— Ah ! vous croyez ça ; mais le gazogène est plus terrible encore, un vrai four crématoire ambulant ...

Les dames glissent des regards empreints d’effroi vers les portières et les glaces ... Cet habitué des samedis — mais pourquoi est-il donc toujours assis à la même place ? —veut sûrement nous décourager des déplacements par une sainte frousse ... Avec les chasseurs, tu perds ton temps, mon ami.

Quand tout marche à merveille, on est ravi de parcourir 100 kilomètres en quatre heures. Si « ça ne gaze pas », il en faut le double. Brisé, moulu, vous vous couchez en disant :

« C’est la dernière fois, trop éreintant ; je ne viendrai plus ... »

Serments d’ivrogne ; je parie que, dans une semaine, vous serez au premier rang pour obtenir une place ...

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°607 Avril 1946 Page 137