L’ouverture est fixée au 7 septembre. Comme l’éclair,
la nouvelle file, se répand. On s’inquiète des formalités à accomplir.
Où versera-t-on les 25 francs ? La grave question,
c’est le chapitre munitions. Assiégés, guettés, débordés, les armuriers hissent
des pancartes désespérantes : Pas de cartouches ... Et les heureux
mortels possesseurs d’un petit stock de sourire intérieurement ... tout en
s’inscrivant pour la prochaine distribution.
« Si je suis le seul avec la cartouchière garnie,
quelle hécatombe ! » pensent-ils. Ils sont des centaines à raisonner
de même ... et à faire la queue.
Des cas de conscience se posent, ainsi qu’en témoigne une
conversation entendue dans un tramway, fin août :
— Est-ce que tu en as trouvé ?
— Non.
— As-tu pris le permis ?
— Pas encore. Je veux d’abord des cartouches.
— Sans permis, tu n’auras pas de cartouches ;
c’est défendu.
— Et si je prends le permis et qu’il n’y ait pas de
munitions, je serai « refait ».
Plomb ... tuyaux.
— Quelques privilégiés ont retrouvé, dans leur armoire,
une boîte de douilles, des bourres, et ont pu obtenir de la poudre; mais où
prendre le plomb ? Nos chasseurs méridionaux abandonnent difficilement
l’idée d’une brochette. Pour tuer ces petites bêtes, il faut quantité de fine
grenaille. Où s’en procurer ? ... Les fantaisistes vous diront :
« Employez un ersatz, les lentilles, par exemple ; elles possèdent
une force de pénétration redoutable. » Pas mal comme idée, et je vois très
bien un perdreau criblé à quinze pas, un vrai perdreau aux lentilles.
Seulement, ce précieux légume sec, contingenté, est rare, aussi rare que le
plomb.
Alors, sans perdre une minute, les plus enragés se sont mis
à l’œuvre. Rougis, brûlés par les flammes, ils suivent d’un œil brillant les
transformations du terne métal en un ruisselet d’argent. C’est le moment
d’agir, de le métamorphoser en sphères régulières, par quelque ingénieux
procédé. En ont-ils essayé des trucs et des systèmes ! ...
Hélas ! bien en vain. Le soir, au café, les « fondeurs »
présentent le résultat de leurs altérantes recherches. Ce plomb maudit, fatigué
d’être roulé, refuse obstinément de se mettre en boule ; il a,
semble-t-il, un penchant marqué pour les pointes, les « queues ». Nos
alchimistes en ont horreur. Un farceur lance :
— Ça rentrera bien mieux ; je parie qu’à cent
mètres un lièvre est foudroyé.
Soudain, le grand Toine fend le cercle, contemple les
échantillons et laisse glisser un sourire plein de dédain en tirant un papier
de sa poche.
O miracle ! ... Est-ce possible ? Les petites
sphères — du dix sans doute — sont là, toutes égales, bien rondes,
sans une bavure. Des mains se tendent, des doigts palpent. Oui, c’est du
solide, du vrai, du plomb semblable à celui, de l’armurier.
— Comment as-tu fait ?
Le solide garçon paraît interloqué, rentre un sourire à
peine esquissé. On l’entoure, on l’assiège, on le supplie. Modeste, le magicien
esquive les questions en prenant place. Des clients non chasseurs s’en mêlent.
Sur un geste discret au patron, l’apéritif favori arrive. En chœur, les
admirateurs réclament la recette infaillible. Inflexible, il se tait. Un
loustic assure qu’il l’a vu opérer.
— Oui, mon vieux, du haut du pont transbordeur, il
faisait tomber le plomb dans la barque de Ju, le marchand d’oursins. C’est pas
toi qui aurais eu l’idée, hein ?
Des propositions tentantes ... et nourrissantes
remplacent l’apéro sans ébranler l’homme du jour. Va-t-il partir sans livrer
son secret ? Sortant de son mutisme, il s’écrie enfin :
— Un paquet de cigarettes, puis je dis tout. Léger remous,
ceux du premier rang tentent de passer derrière. Qui va se dévouer ? Lourd
silence. Timide, mais conscient de la grandeur de son sacrifice (huit jours
sans fumer !), un petit homme immole sur l’autel de Diane l’herbe
odorante. Réconforté par les : « Ça, c’est bien. Merci, mon
ami ... Quel brave type que ce Victor ! », il est poussé à la
place d’honneur. Le cercle, se serre, se tasse. Si on entendait
mal ! ... Des carnets sortent hâtiment des poches, prêts à
enregistrer les efforts d’un cerveau inventif.
Alors, les yeux perdus, suivant les volutes bleues de la
première cigarette, Toine, très simplement, leur dit :
— Ce matin, j’ai rangé ma caisse à munitions, une
poignée de plomb restait dans un coin ; je vous l’ai apportée comme
modèle.
Ah ! mes amis, quelle tempête ! ... Rires,
vociférations, cris réprobateurs, injures firent tinter les rangées de verres
du comptoir. Le généreux donateur riait lui-même, d’un tout petit rire anémique
fluet, un vrai rire jaune. Bon garçon, Toine lui offrit une cigarette en lui
donnant son plomb, de quoi tuer six alouettes.
Transports.
— En règle avec la loi, la cartouchière garnie de vingt
cylindres, ration mensuelle, nos chasseurs urbains ne sont pas au bout de leurs
peines. Comment peut-on se rendre, le 7 septembre, à S ..., ou à
P ..., où le gibier, sans inquiétude, le pauvre, attend la crépitante
fusillade ? On peut manquer un perdreau, rater un lièvre gigantesque, l‘ouverture,
jamais ... Les horaires ferroviaires ou routiers consultés amènent de
lourds soupirs désespérés. Ces soupirs traduisent les difficultés actuelles
d’un petit déplacement de rien du tout, alors qu’hier ...
Hier — avant l’affreuse tourmente — trains et cars
tendaient leurs sièges rembourrés, modifiaient leurs heures de départ, parfois
même les tarifs, appelaient longuement les nemrods attardés et jamais
satisfaits. Vous préfériez l’auto ? Rappelez-vous ces routes des samedis
et dimanches ... Torpédos, conduites intérieures, cabriolets,
camionnettes, sidecars, motos se disputaient la place. Rip, Diane
et Miss, roulés sur des coussins ou douillettement installés dans une
malle spéciale, dormaient, bercés par le rapide glissement. « Huit
cylindres » puissantes, minuscules « cinq chevaux » s’en
allaient ronronnant ; voies nationales et chemins vicinaux connaissaient
un trafic intense. La nuit même n’était plus la nuit, coupée par les tranches
de clarté aveuglante trouant les ténèbres. Quant aux embouteillages, dérapages,
accrochages, télescopages, remorquages, juste rançon du progrès, on ne les
comptait plus. Époque bénie où les pompes, en rangs serrés, faisaient signe aux
chauffeurs. Ceux-ci, très difficiles, ne se contentaient pas de l’essence
ordinaire, bonne tout au plus à dissoudre le cambouis ; il leur fallait
une supermarque assurant des reprises foudroyantes. Grâce à elles, on pouvait,
sur 100 kilomètres, gagner cinq minutes, un voyage dans les décors, et, si
le coup était bien calculé, on continuait tout droit en Paradis.
Puisque ce temps heureux — les restaurants sans tickets
vous servaient des repas à faire rêver — est tombé dans le domaine du
passé, voyons comment nos enragés disciples en saint Hubert vont se
débrouiller. Ne parlons pas de quelques combinards qui transforment les
déplacements professionnels en randonnées cynégétiques. Laissons de côté les
tranquilles banlieusards gagnant pedibus leur poste à feu.
Pour la majorité d’entre vous, ô mes malheureux frères
d’infortune ! il s’agit d’absorber 25, 50, 100 kilomètres ou plus.
D’intrépides sportifs, jeunes et vieux, — on a l’âge de ses muscles,
— enfourchent la bicyclette à laquelle ils ont fixé une petite remorque où
Clairon se prélasse. Averses, coups de mistral, suées dans les côtes
agrémentent ces sorties, sans oublier les incidents. Tel chasseur — excuse
ma traîtrise, mon brave ! ... — satisfait de sa journée, mais
très en retard, rentre au logis à toutes pédales. En sautant de selle, stupeur,
plus de remorque ! ... Et le fusil, et le chien, et le carnier ?
Retour. Heureusement, il existe encore d’honnêtes gens ...
Voulez-vous une place dans le train — ces machines
inférieures à l’homme, refusant absolument de se mettre au travail avec une
demi-ration, tandis que nous ... — ou dans l’autobus ? Retenez
votre siège à l’avance, même si, pendant deux heures, il faut faire la
« queue ». Le car pansu, que défigurent les cylindres du
« gazo », arrive : trente places, ils sont au moins soixante à
attendre. Durant un moment, fermez les yeux et bouchez-vous les oreilles. C’est
fait, pas de coups de poing, tout a été parfait : des disputes, quelques
bousculades sans importance. Les voyageurs ont compris, ils se disciplinent
eux-mêmes, et, chose incroyable, sont tous casés avec paquets, carniers,
chiens. Surchargé et poussif, le monstre s’ébranle ; pas de cahots, un
quart de fesse suffit ... largement ; debout, on prend exemple sur
les sardines. Ces débrouillardes sont couchées et sans tête, immense
avantage ; ici, la tête gêne vraiment trop tant le toit est bas. Demain,
torticolis obligatoire, bonne excuse pour les maladroits. Un gros monsieur — il
en reste quelques-uns — se plaît à semer des propos macabres :
— Si nous versons avec un chargement pareil, c’est
fini, nous y passons tous : rôtis, grillés, pas un n’en
réchappera ... puis nous sauterons, — regard sévère sur les
chasseurs, — on ne reconnaîtra plus nos pauvres corps réduits à quelques
fragments d’os ...
— Sans essence, aucun danger d’incendie, avance
timidement une voyageuse.
— Ah ! vous croyez ça ; mais le gazogène est
plus terrible encore, un vrai four crématoire ambulant ...
Les dames glissent des regards empreints d’effroi vers les
portières et les glaces ... Cet habitué des samedis — mais pourquoi
est-il donc toujours assis à la même place ? —veut sûrement nous décourager des
déplacements par une sainte frousse ... Avec les chasseurs, tu perds ton
temps, mon ami.
Quand tout marche à merveille, on est ravi de parcourir 100 kilomètres
en quatre heures. Si « ça ne gaze pas », il en faut le double. Brisé,
moulu, vous vous couchez en disant :
« C’est la dernière fois, trop éreintant ; je ne
viendrai plus ... »
Serments d’ivrogne ; je parie que, dans une semaine,
vous serez au premier rang pour obtenir une place ...
A. ROCHE.
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