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Veillées des chasseurs

La déconfiture de l’envieux Arthur

J’ai tiré mon premier coup de vrai fusil — un vingt lefaucheux à un coup — à neuf ans, tuant le lapin au gîte avec les transports que l’on devine et sur lesquels il est inutile de s’étendre. Nous avons tous connu ça. Mais, après ce premier succès éclatant, j’ai bafouillé pendant bien longtemps avant de trouver la bonne carburation.

Faute de savoir exactement où je tirais, comment se comportait la charge une fois libérée. Mon bon père m’avait à merveille, comme à mon frère, enseigné la prudence d’abord — sur ce thème, lui si doux et patient, devenait intraitable — puis la correction académique dans le port et l’épaulement du fusil. « La tête droite, le poids du corps sur le pied gauche, le pied droit légèrement en arrière, ne pas incliner la tête quand le fusil vient au contact ... C’est la crosse qui doit venir au tireur et non le tireur chercher la crosse ... Les deux yeux ouverts ne s’occupent pas du fusil, ils cherchent l’animal ... Le fusil suit docilement, bien dans la ligne, et c’est alors la besogne de la main gauche. C’est elle, sous le canon, qui fait tout ... Elle a trouvé la bête, elle la devance, la bête est morte ... »

Mais il n’avait pas songé à me faire tirer sur l’eau, ou sur la neige, ou sur le sable, car nos petites expériences de plus haut peuvent s’y pratiquer avec le même fruit. J’y perdis deux ans.

Je connaissais son évangile par cœur, je le pratiquais avec une conviction désespérée, mais je faisais :

Toujours derrière ...
derrière

comme dans une vieille chanson.

Le lapin disparaissait, et mon père répétait, d’une voix peu à peu désolée, car il redoutait de ne laisser personne de digne derrière lui :

— Mais, sacrebleu ! tire donc devant !

J’essayais, bien sûr, mais de combien ? Il est probable que j’arrêtais le fusil au moment de décrocher.

Un jour enfin, l’initiation se produisit, par hasard. On avait besoin de lapins pour un pâté, l’hiver. En l’absence de mon père, je me proposai témérairement. Ma mère, malgré les doutes fondés qu’elle pouvait nourrir, me commissionna officiellement et m’adjoignit Arthur, gros garçon occupé au chenil et portant d’habitude la carnassière, fainéant et narquois, qui suivait mes déconvenues avec une satisfaction évidente.

Arthur était mon aîné et dirigeait la marche des opérations. Pressentant que les furetages des jours précédents avaient exilé les survivants du bois, il nous mena dans une terre voisine où le fermier avait disposé plus tôt des tas de fumier.

En ces temps très anciens, le lapin abondait.

Il y en avait dans presque tous les tas. Arthur y fourrageait de son bâton, le mutin quadrupède s’élançait en direction du bois. J’ajustais suivant tous les règles et canons, le pied et la main gauches, la tête et le pied droits — voir plus haut — et pan ! et pan ! dans le décor, comme d’habitude. « Padri ! padri ! » (1) y faisait en écho le sardonique Arthur, que je vouais intérieurement à tous les diables de l’enfer.

Une fois, deux fois, trois fois ...

« Padri ! padri ! » psalmodiait toujours le gros fainéant avec allégresse, en faisant tournoyer la carnassière superflue. Ce sagouin cherchait à me dégoûter complètement, dans l’espoir inavoué, et combien fol ! que je lui passerais le fusil.

Mais il y avait trois pouces de neige, et, au quatrième ou cinquième « Padri ! », une lueur aveuglante m’illumina les méninges. De même que l’officier de tir dans la tourelle du cuirassé constate les points de chute de ses obus à proximité du navire ennemi, j’avais vu, comme une révélation, les petits geysers de neige éclore juste dans le sillage des lapins. Je me rendis même compte avec ravissement que je tirais avec une régularité remarquable. Chaque bordée parvenait à cinq centimètres, ni plus ni moins, des fesses du lapin. À chaque coup, le sillon dans la neige s’allongeait également, autant au delà qu’en deçà du lapin. Donc, comme direction et comme hausse, c’était parfait. Il me suffisait de corriger la dérive et de remonter le courant de quarante ou cinquante centimètres pour prendre la bille ou plutôt le lapin en tête. J’étais radieux. Je défaillais de certitude heureuse, mais le cachais soigneusement à l’imbécile qui m’accompagnait et ne se doutait de rien. Ah ! je tirais « padri », mais j’avais vu comment et je savais ce qu’il fallait regagner ...

Au lapin suivant, je rassemblai toutes mes énergies, concentrai ma présence d’esprit, et, dans un effort surhumain, arrachant le fusil en travers comme le lutteur arrache la barre des haltères, je sentis que je dominais le lapin. Il culbuta le plus classiquement du monde en triple manchon, tandis que le sacramentel « Padri » s’étranglait dans la gorge d’Arthur et que je dissimulais péniblement mon triomphe. Arthur dut rouvrir encore plusieurs fois la carnassière avant notre rentrée à la maison. Certes, par la suite, je brisai encore des pattes de derrière ou manquai carrément, mais la partie était gagnée. J’avais compris. L’adaptation était faite, l’harmonie établie entre les mouvements du tireur et le but vivant dont on finit dans beaucoup de cas, l’exercice intensif aidant, par savoir avant lui ce qu’il va faire. La communion, la synchronisation existait désormais entre les deux parties, sauf bien entendu les accidents et les innombrables zéros qui émailleront la carrière du meilleur jusqu’à son dernier jour.

Peu de temps après, je tuai trente lapins sur trente trois tirés au furet, sous bois, futaies et taillis.

Mon père, rassuré sur l’honneur du nom et la continuité des traditions, rayonnait comme vingt ans plus tard — dix mois avant sa fin — lorsque je lui télégraphiai que j’avais gagné le Grand Prix de Deauville.

Quant à l’affreux Arthur, il nous quittait pour s’engager à la Légion étrangère.

Jean LURKIN.

(1) Derrière.

Le Chasseur Français N°607 Avril 1946 Page 140