Le sport français, lui aussi, à souffert au cours des six
années de grande tourmente et de destruction matérielle et morale auxquelles
notre pauvre pays a été soumis. À vrai dire, les pertes matérielles n’ont pas
été considérables, par rapport à celles de notre industrie ou de nos finances.
Quelques stades ont été détruits par les bombes, — tel le
« Coubertin », — d’autres détériorés par les occupants, leurs
chevaux et leurs camions, ou même transformés en camp de concentration. Mais le
dieu du sport a voulu que — à quelque chose malheur est bon — les
budgets attribués aux « commissariats » successifs étant beaucoup
plus élevés que jadis, et malgré l’invraisemblable gaspillage d’argent dépensé
inutilement pour créer des milliers de néo-fonctionnaires inutiles et des
tonnes de paperasses malfaisantes, on a réussi à sauver quelques millions pour
bâtir ou améliorer des terrains de sports un peu partout, dont il nous restera
quelque chose de palpable et de durable parmi tant d’or jeté par les fenêtres.
Parmi les hommes, peu de changement. Nous avons perdu
quelques grandes figures, tel Géo André ; nous voyons se lever un petit
nombre de nouvelles étoiles, tel le jeune nageur Janny. Les grandes
organisations professionnelles telles que le football et le cyclisme ont
fonctionné à peu près normalement, nous y retrouvons à peu près les mêmes noms
qu’en 1939, leur niveau n’a pas sensiblement baissé. Ce sont les petits clubs
qui ont souffert et qui continuent à souffrir : mobilisation ou
déportation des jeunes, — dont un bon nombre ne rentreront pas,
— mauvaises conditions alimentaires pour ceux qui sont restés, rareté des
ballons, chaussures, pneus et autres accessoires nécessaires, dont les rares
exemplaires qui nous restent sont hors de prix pour de jeunes amateurs. Mais le
temps nous guérira, plus ou moins prochainement, de ces malheurs curables et
qui sont peu de chose en comparaison de pertes plus cruelles.
Mais ce qui est plus grave, c’est qu’on a cherché et
partiellement réussi, tout en prétendant que le sport « dirigé »
nouvelle formule était au premier plan des soucis de l’Ordre nouveau, à tuer ce
qu’il y avait dans notre grande famille sportive : la moralité et la foi.
On a remplacé maints dirigeants éprouvés et expérimentés, qui avaient donné
gratuitement vingt ou trente ans du meilleur de leur être à leur club ou à leur
région, par des militaires en chômage, aussi prétentieux qu’incompétents. On a
retiré aux Fédérations une grande partie de leur autorité pour la concentrer
entre les mains plus ou moins intéressées de hauts fonctionnaires dont le passé
ne révélait ni qualité sportive ni expérience administrative. Et, pourtant, ce
sont bien les Fédérations, les Clubs et leurs dirigeants qui ont fait, depuis
1890, de notre cher et grand Sport français ce qu’il était devenu : une
grande chose, une belle famille, sortie de zéro et qui tenait sa place sur le
plan international.
Par la surenchère des transferts, on a détruit l’esprit de
club et l’esprit d’équipe. Par une publicité tapageuse, on a gonflé la tête et
compromis l’avenir de trop jeunes vedettes. On a voulu, par l’obligation d’une
soi-disant « méthode nationale », monopoliser l’enseignement de
l’éducation physique en la nivelant par le bas. On l’a confiée à des
professeurs d’histoire ou de mathématiques, formés en trois semaines de stage
boulevard Jourdan à la doctrine nouvelle, — et qui n’en étaient pas plus
fiers pour cela, — supprimant du même coup des méthodes ayant fait leurs
preuves, l’esprit d’émulation et de compétition, le libre essor des jeunes
talents. Un jour, on poussait à l’effort physique des adolescents au moment où
ils étaient le plus mal nourris. Le lendemain, on faisait peur à de jeunes et
solides champions en leur présentant le spectre de la compétition et du
« cœur forcé » de façon très exagérée, pour les besoins de la cause,
car il fallait justifier la création de milliers de postes de directeurs,
d’inspecteurs et de sous-inspecteurs de ceci et de cela, dont nous nous
passions fort bien à l’époque où, n’ayant ni ministres ni fonctionnaires du sport,
nous avions tous les quatre ans des finalistes olympiques ou des champions du
monde, que nous n’avons pas connus depuis que notre sport est si abondamment
« dirigé ».
Enfin, l’avènement du genre « swing et zazou » a
fait le reste, pour éloigner du sport une grande partie de notre jeunesse, qui
a ainsi perdu le goût du travail, de l’entraînement et de l’effort, trouvant
plus facile de devenir millionnaire à vingt-cinq ans en pratiquant le marché
noir. Il nous faudra beaucoup de patience, mais c’est à nous, sportifs de la
vieille et belle école de l’époque héroïque, qu’il appartient de le faire, pour
leur montrer les beautés, les grandeurs et les servitudes du sport, ses joies
et ses bienfaits.
Et pour leur expliquer que, pour être un
« sportif », il ne suffit pas, après avoir passé son dimanche assis
dans une tribune à 300 francs la place, et joué une partie de ping-pong
par semaine, de savoir par cœur les résultats des derniers dimanches, de
connaître la couleur de la dernière cravate de Thierry et d’avoir lu le dernier
article de M. Hansenne sur ses propres exploits.
Mais que, pour devenir un athlète, il faut travailler,
pendant des semaines et des mois, sur le stade, obéir à son entraîneur et à ses
dirigeants, apprendre à souffrir avant de prétendre à la performance et la
gloire. Et que, pour devenir un homme, il ne suffit pas d’emprunter le chemin
le plus court et le plus facile, mais qu’il faut tenir compte de ce que valent
le temps, le travail et la méthode.
Dr Robert JEUDON.
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