Voici deux légumes racines de premier plan qui ne sont pas
assez largement produits et même presque ignorés dans maintes régions. Ils
assurent pourtant d’amples provisions automnales, hivernales et de premier
printemps, même estivales dans le Midi. Il en est ainsi d’ailleurs pour
quantité d’autres, notamment parmi les légumes verts : la tétragone ou
épinard d’été, succédané de premier plan de l’épinard ; de la poirée ou
bette (qu’à tort on nomme blette, même dans les tableaux de taxation des services
de ravitaillement), à la fois succédané du cardon par ses côtes et de l’épinard
par le limbe de ses feuilles.
Les avantages des salsifis et scorsonères.
— Il est vrai, en ce qui concerne surtout le salsifis,
que, dans maintes régions, on présente comme salsifis de longues racines
bottelées, à la façon de ceux-ci, de la chicorée sauvage et de la chicorée
améliorée, lesquelles sont amères « comme chicotin ». Cette
substitution nuit beaucoup à la réputation du salsifis ; car les personnes
qui ne goûtent pas l’amertume intense des mets ont de ces derniers une fâcheuse
impression et font la plus détestable des réputations au salsifis.
Salsifis et scorsonère, la scorsonère surtout, ont un
délicieux goût de noisette. Rien n’est perdu dans leur emploi : les
pelures provenant du grattage des racines préalablement lavées sont consommées
par les lapins ; elles entrent aussi dans les pâtées mi-cuites des poules.
Les feuilles vertes à la texture dense font également les délices des lapins,
alors que celles du cœur, blanchies et très tendres, constituent les éléments
de savoureuses salades.
Les racines de scorsonères et de salsifis sont, par
surcroît, très résistantes au froid, ce qui permet de les arracher au fur et à
mesure de vos besoins, quitte à couvrir une partie de la planche ou du carré de
culture dans les régions au climat rigoureux, afin d’éviter que le sol ne gèle
profondément pour en faciliter l’arrachage. Ainsi vous pouvez les employer dans
toute leur fraîcheur et leur turgescence. J’ajoute encore que le rendement des
salsifis et scorsonères atteint et surpasse même souvent celui du topinambour,
à l’unité de surface, et qu’ils lui sont bien supérieurs comme goût et finesse.
Ces deux légumes sont connus depuis les XVIe et XVIIe
siècles. Olivier de Serres mentionne le salsifis dans son théâtre
d’agriculture (1600) et l’auteur du Jardinier François (1651) dit
avoir cultivé la scorsonère le premier. Tous deux sont très nutritifs,
contenant, d’après Alquier, le salsifis 3,44 p. 100 de matières azotées,
1,06 de matières grasses, 12,15 de matières hydrocarbonées, et la scorsonère
respectivement 1,50, 0,34 et 20,42 p. 100.
Quelles exigences culturales ?
— Les salsifis et scorsonères donnent les meilleurs
résultats dans les terres humeuses de jardin et dans tous les sols argilico-siliceux
et profonds. Les terrains pierreux sont défavorables, car les racines qui
touchent une pierre ne s’allongent plus, se ramifient et deviennent fourchues,
ce qui est particulièrement défavorable à leur développement et à leur emploi.
Comme c’est le cas pour quantité d’autres légumes racines,
les fumures fraîches sont plutôt défavorables à la bonne croissance des
salsifis et scorsonères. Réservez-leur par conséquent une planche ou un carré
fumé par une précédente culture, ou employez du fumier ou du compost très
décomposé, réduit en quelque sorte en terreau; mieux encore un engrais complet
ou 40 à 50 grammes de superphosphate de chaux, 20 à 25 grammes de
chlorure ou de sulfate de potasse, enfin 40 grammes de sulfate
d’ammoniaque.
Incorporez ces engrais au cours du labour profond et bien
ameubli à la bêche ou à la fourche bêche (au moins 28 centimètres de
profondeur) au cours duquel vous enlevez les pierres que le sol peut contenir,
afin d’éviter que des racines « fourchent » dessus. À défaut de
sulfate d’ammoniaque, vous pouvez enterrer, au cours des deux premiers binages,
10 à 12 grammes de nitrate de soude, ou de nitrate de potasse, ou de
nitrate de chaux au mètre carré. Notez de suite que, si vous cultivez la
scorsonère comme plante bisannuelle, épandez au printemps, lors du binage, 10 grammes
de sulfate d’ammoniaque ou d’un des nitrates ci-dessus, 15 à 20 grammes de
sulfate de potasse et 10 à 20 grammes de superphosphate d’os ou de
superphosphate de chaux au mètre carré.
Quelles variétés choisir ?
— Le salsifis (Tragopogon porrifolius) et la
scorsonère (Scorsonera hispanica) sont deux genres différents
appartenant à la même famille, celle des Composées.
Ils se différencient assez nettement : la racine
pivotante et fusiforme du salsifis, plante bisannuelle, est d’un ton jaunâtre
vieil ivoire extérieurement, blanc-crème intérieurement ; ses feuilles,
d’un vert clair et glauque, sont comme rubannées, étroites et très longues,
beaucoup plus étroites que celles du poireau et d’une tenue différente, alors
que l’appellation scientifique à feuille de poireau (porrifolius) semble le
préciser ; les fleurs sont rose violet.
La racine de la scorsonère, plante vivace, est brun
noirâtre, de ce ton que l’on désigne par tête de nègre, extérieurement, blanc nacré
intérieurement ; ses feuilles, d’un vert assez soutenu et un peu luisant,
sont plus larges et moins longues, quelque peu lancéolées et d’apparence
parcheminée. Ses fleurs sont jaunes.
Chaque sorte comporte deux ou trois variétés. La plus
qualifiée et recommandable chez le salsifis est le Mammouth, aux racines
infiniment plus volumineuses que celles des deux variétés ci-après, à fleurs
roses ou rouges légèrement violacées ; le blanc amélioré (ou Géant
de Russie ou des Iles Sandwich), amélioration du type, à racines nettement
lisses, à fleur bleu violacé ; enfin le type ...
La scorsonère noire géante de Russie est à très
longue et très volumineuse racine, de conformation régulière, généralement
cylindrique, obtuse et à peau lisse. C’est une amélioration très nette de
l’espèce. La racine de cette dernière est assez longue, mais moins volumineuse.
Ces indications fixent votre choix ; mais les
conditions actuelles vous obligent à semer celle des variétés que vous pouvez
obtenir, quelles que soient vos préférences. Après essais comparatifs, je
continue à semer de front scorsonère et salsifis des deux meilleures variétés,
dans mon jardin familial expérimental, tout en reconnaissant une supériorité
marquée à la scorsonère.
Semez en lignes.
— La durée germinative des semences de salsifis et de
scorsonère n’est guère que de deux ans, et cela vous indique la cause de
mauvaises et irrégulières levées dès que les graines entrent dans leur
troisième année. Leur couleur est à l’inverse de celle des racines. Les graines
de salsifis sont brunes, longues, effilées, pointues, rugueuses parce que
recouvertes d’aspérités ; elles sont assez légères puisqu’un gramme en
contient de 90 à 100 environ. Celles des scorsonères sont blanches, lisses
et pointues à une extrémité et d’un poids correspondant à celui des graines de
salsifis. Comptez en employer environ 1 gramme à 1gr,5 au mètre
carré, le semis étant effectué en ligne.
Semez salsifis et scorsonères à partir de mars dans les
régions climatériquement favorisées, comme celles du Sud-Ouest et du Sud-Est,
en avril-mai dans celles plus au Nord. Dans la zone méditerranéenne, vous
pouvez même effectuer un second semis en juin-juillet pour échelonner la
production en l’amplifiant ; ainsi une partie seulement de votre culture
occupe le terrain toute la belle saison. Ailleurs, et lorsque la place est
mesurée dans votre jardin, vous n’avez pas intérêt à laisser la scorsonère en
place une seconde année, ainsi qu’on le recommandait autrefois, bien que la
chair des racines qui continuent à grossir reste aussi tendre, parce qu’alors
elles tiennent l’emplacement trop longtemps ; mais vous pouvez en faire un
semis en août-septembre après d’autres cultures, pour récolter les racines à
partir de l’automne suivant, le rendement pouvant ainsi être amplifié d’un
quart où d’un tiers.
Ouvrez des rayons distants de 20 à 25 centimètres,
profonds de 2 à 3 centimètres. Dans les conditions habituelles, semez
assez dru, quitte à procéder à un éclaircissage des jeunes plants lorsqu’ils
ont développé 2 ou 3 feuilles. Dans les circonstances actuelles, en raison
de la pénurie et du prix de la semence, répartissez celle-ci isolément dans les
rayons tous les 5 à 6 centimètres ; recouvrez la graine de
1 centimètre de terreau, affermissez légèrement le sol avec la batte ou,
sur la raie, avec le dos du râteau, arrosez et maintenez la terre fraîche
jusqu’à la levée et par la suite.
La levée a généralement lieu une douzaine de jours après,
surtout celle des semis d’avril-mai ou d’automne ; mais elle est souvent
irrégulière pour s’échelonner sur deux à trois semaines. Évitez cet
inconvénient et obtenez-la simultanément et régulièrement en arrosant
copieusement le sol après le semis et en recouvrant celui-ci d’un long paillis,
d’aiguilles de conifères ou de paillassons, ce qui maintient la terre
régulièrement humide tout en évitant qu’elle se croûte. Dès que les premiers
germes pointent, enlevez ce revêtement en fin de soirée et arrosez.
Ayant réparti les graines et la levée étant régulière, vous
pouvez laisser les semis en l’état ; sinon, éclaircissez-le lorsque les
plantes ont 2 à 3 feuilles, afin de les distancer de 6 à 8 centimètres
les unes des autres et obtenir ainsi de plus volumineuses racines. Les soins
culturaux ultérieurs consistent en binages répétés assez souvent au début, pour
maintenir la terre meuble, et en arrosages, de façon à obtenir une végétation
active.
Il arrive que des pieds développent une tige florale
prématurément, car vos plantes ne doivent pas monter à graine. Coupez ces tiges
dont vos lapins font leurs délices, sans quoi la racine se vide et devient
filandreuse. À partir d’octobre, vous pouvez arracher à la bêche-fourche des
salsifis, au fur et à mesure de vos besoins.
Une telle production, dont le rendement s’établit à environ
2 kilogrammes au mètre carré, occupe le sol pendant environ huit mois, si
vous récoltez en octobre-novembre ; ce rendement atteint 3 kilogrammes
pour les semis effectués en septembre et occupant le sol pendant quatorze mois.
Ce sont là des légumes de tout premier ordre et de soudure particulièrement
précieux, étant donnée la longue période d’utilisation dans un état de
fraîcheur absolue.
A. DE BRETEUIL.
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