Après de trop nombreuses années, au moment de reprendre le
contact avec nos lecteurs, nous relisons nos articles d’avant guerre, dernières
directives avant le grand saut dans l’inconnu. Car 1939 marquera la fin d’une
époque, bien plus que ce ne fut le cas pour 1914. Qu’ont valu nos prévisions à
l’épreuve des faits ? L’une de nos principales thèses fut toujours de nous
élever contre l’emploi par l’épargnant de moyens et de méthodes de placements
qui ne s’adressaient qu’aux capitalistes. Et nous avons toujours soutenu que,
contrairement à la tradition, la valeur de bourse était un mode de placement
trop risqué pour l’épargnant, qui devait, avant de penser à un rapport de son
argent, d’abord s’assurer le mieux possible contre les aléas de base. Ce qui
pratiquement se traduisait par l’achat d’une petite maison et d’un grand jardin
potager, de quelques pièces d’or ou autres valeurs dites réelles (le marché de
l’or était alors libre, et le louis valait environ 275 frs). Et, pour les
disponibilités liquides, les employer à la Caisse d’Épargne ou en B. D. N.
Et c’est seulement cette base de résistance une fois assurée que l’épargnant
pouvait alors s’intéresser à certaines valeurs mobilières, autrement dit
commencer à devenir un capitaliste, au sens scientifique du mot bien entendu.
Notre petite maison et surtout notre jardin potager nous ont valu bien des
lettres ironiques. Aux prix actuels de « la légume » et de l’honnête
lapin de choux, l’ironie a sans doute changé de camp. C’était ne pas voir à
quel point notre compliqué système économique était fragile et à la merci de la
moindre secousse importante. Notre « idolâtrie » de l’or nous valut
aussi dans son temps un copieux courrier ; moins serein celui-là, car, par
cette question de l’or, nous touchions à des domaines politiques forcément
passionnels et aussi peu scientifiques que possible. Pour ne pas contrister nos
aimables critiques d’alors, nous n’appuierons pas trop sur ce fait que la
plupart des articles « économiques » sur l’or qu’ils nous flanquaient
dans les jambes étaient signés de noms qui devaient, quelques mois plus tard,
se faire avantageusement connaître comme pronazis distingués (ce qui se
comprend fort bien) ; ni que les Allemands, grands partisans de la
non-valeur de l’or — et pour cause ! — poussèrent le mépris de
ce métal jusqu’à en vider tous les coffres qui en renfermaient ; non, mais
nous leur ferons simplement remarquer qu’aux prix extravagants actuels du louis
ou de l’aigle américain cette idole détrônée qu’est, paraît-il, l’or ne semble
vraiment pas trop mal en point ! Comme quoi il faut toujours se méfier des
a priori systématiques. Et, aujourd’hui, que conseiller à
l’Épargne ? Tout compte fait, et sous la réserve de la législation
actuellement en vigueur, nous ne voyons rien à ajouter ni à retrancher de nos
directives d’il y a dix ans. Le but des épargnants est invariable, et, malgré
les apparences, les dangers auxquels ils ont à faire face le sont aussi.
Pour les placements à caractère capitaliste, nous étions
arrivés, bien avant guerre, à cette conclusion désabusée qu’en ce qui
concernait la répartition géographique des risques, en dehors des risques
nationaux ou très voisins, il ne restait plus de solide que l’Amérique du Nord
et les parties de l’Empire britannique habitées par des blancs, principalement
l’Afrique du Sud. Nous avions ainsi mesuré à l’avance l’ampleur du désastre
économique qu’est cette seconde guerre mondiale et indiqué les seules régions
qui ne devaient pas souffrir directement des hostilités. Mais, même pour ces
contrées jusqu’ici privilégiées, les conséquences de la guerre se feront
durement sentir. C’est ce que nous étudierons dans nos prochaines causeries.
Quant au sort des placements de toute nature dans notre
pays, nous avouons ne pas partager le pessimisme intégral de la quasi-totalité
des porteurs de valeurs mobilières. Certes les premières mesures des réformes
de structure sont injustes et très peu clairvoyantes. Et la générosité avec
l’argent des autres n’a jamais été aussi large qu’aujourd’hui. Mais on ne viole
pas impunément les réalités, et il arrivera rapidement un moment où l’on sera
forcé de faire la différence entre celui dont les capitaux gros ou petits ne
sont qu’un des éléments de la prospérité nationale et le « trust »
qui essaie de dominer la vie publique à l’aide des énormes capitaux qu’il
contrôle (et qui ne lui appartiennent pas).
L’accumulation des capitaux n’est pas un danger; c’est même
une nécessité à notre époque de technique industrielle onéreuse.
Ce qui est dangereux, c’est de laisser de pareilles forces à
la disposition de gens en fait sans mandat et libres d’agir comme bon leur
semble. Mais le contrôle de leur activité n’a rien à voir avec le respect du
principe de la propriété. C’est à quoi l’on s’avisera, tôt ou tard.
Marcel LAMBERT.
|