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En forêt

Écoquetages

L’écoquetage, qui consiste à supprimer les mâles en surnombre parmi les diverses espèces de gibier à plumes, n’est pas pratiqué avec méthode dans la plupart de nos domaines, spécialement en forêt. C’est regrettable ; il est facile de se convaincre de l’utilité de pareille intervention du détenteur d’une chasse administrée avec discernement.

On sait que le sexe fort prédomine chez les oiseaux sauvages : faisans, perdrix, tétras et leurs congénères, et que cette prédominance donne lieu à des luttes acharnées à la saison des amours, des luttes qui nuisent tant à la sélection des reproducteurs, le vainqueur n’étant pas toujours le plus désirable, qu’à la tranquillité des futures couvées. Pariades dispersées, désunies au hasard des batailles entre rivaux, nidification compromise même dans le cas d’oiseaux polygames tels que les faisans, les coqs de bruyère, voilà le bilan des combats de mâles, sous le calme apparent de nos bois lors du renouveau.

Il est plus facile de faire ces constatations dans les plaines giboyeuses, sur les perdrix, par exemple, parfois aussi sur des oiseaux moins communs, comme les canepetières, dont les beaux amoureux, à collier noir tranchant sur le plumage isabelle, se battent furieusement avant de se pavaner devant la femelle, de mise discrète, blottie près de la rive d’un champ, dans les blés verts. Je me souviens d’avoir assisté près d’Angers, sur les côtes garnies de bruyères qui dominent le lac Saint-Nicolas, au duel de deux coqs de perdrix rouges ; ce duel aurait pu finir tragiquement sans le passage inopiné de promeneurs sur le sentier voisin ; les coqs s’éclipsèrent au dernier moment, presque sous les pieds des passants.

Moins manifestes et généralement ignorées sont les rivalités des mâles de bécasses. Au risque de dissiper des illusions parées de poésie, je crois pouvoir affirmer que la croule en donne le spectacle chaque printemps : lutte de rivaux qui se poursuivent, bien plutôt qu’évolutions langoureuses de couples prêts à s’unir. Si vous en doutez et qu’un beau soir vous puissiez légalement tirer à la croule, prenez la peine d’autopsier vos victimes ; c’est facile sans trop compromettre, sans trop endommager les éléments de la précieuse rôtie. Vous serez surpris de la proportion très prédominante des mâles, pourvu que les oiseaux tués soient bien de ceux qui passent et repassent, qui rôdent en croulant avant l’instant où le crépuscule se transforme en ténèbres. La femelle ne prend guère part à l’envolée crépusculaire qu’à la naissance de la nuit et en sourdine. Et s’il a passé à l’heure de la croule trois bécasses qui se suivent — cela se produit — il y a les plus grandes chances pour que ce soient trois mâles, trois rivaux, non pas un couple et un importun. Les couples, c’est parmi la jonchée des feuilles, à l’abri des cépées ou des sous-bois, qu’il faudrait les dépister, bien plus qu’en des randonnées aériennes.

Revenons à l’écoquetage, dont le bien-fondé n’est guère contestable. Plusieurs moyens licites permettent de le réaliser sans attendre que sa pratique soit réglementée chez nous comme elle l’est, arec profit, dans un certain nombre de pays, d’organisation cynégétique très étudiée, où le tir des mâles en surnombre, au champ nuptial pour les grands tétras, aux places de pariades pour les petits coqs, les lyrures, à l’appeau pour les gelinottes, et j’en passe, fait l’objet de règles précises, basées sur une connaissance approfondie des mœurs du gibier avec, pour corollaire, la surveillance la plus stricte éliminant tout abus. Nous n’en sommes pas là, comme chacun sait.

Ce qu’il nous est loisible de faire pour le faisan, qui est bien le gibier-type avec lequel l’écoquetage s’impose, c’est en premier lieu la limitation du tir des poules. Déjà, dans presque tous nos départements de montagne, semblable interdiction vise la poule de bruyère, et c’est une excellente mesure. Les chasses à faisans, on l’a dit et redit, devraient être écoquetées par principe, non pas aveuglément, en ne laissant jamais tirer que des coqs quelle que soit la densité du gibier, mais suivant une méthode raisonnée, en complétant l’écoquetage par le baguage des oiseaux lâchés et par des reprises à la mue ; alors seraient éliminés non seulement les vieux coqs, mais aussi les poules provenant de lâchers anciens et faciles à repérer par la couleur des bagues variant chaque année ; le repeuplement s’en ressentirait vite et bien.

Dans les bois et dans les tirés où se donnent des battues, il est bon de réserver les dernières sorties à des chasses d’écoquetage, des chasses qui se font en battues marchantes, avec quelques tireurs prudents en retour pour barrer la route aux coqs rusés filant à pattes dès les premiers indices du danger menaçant. Il n’est pas besoin, pour ces écoquetages, d’un grand déploiement de fusils, ni de traqueurs ; la saison s’achève, il importe de ne pas décantonner les oiseaux. Ce sont d’ailleurs de très amusantes petites chasses, où la joie de tirer du gibier, devenu méfiant, se corse de la sensation de faire œuvre utile pour l’avenir des couvées, dont on évince à l’avance les trouble-fête.

Plus délicat, en l’état actuel de notre réglementation, est l’écoquetage des perdrix. Notons cependant qu’au moins pour les rouges, habituées de nos landes et de nos bois, la simple battue d’automne est très opérante ; les coqs rouges se présentent d’ordinaire les premiers, et l’on sait que les rouges ont coutume de se disperser à l’essor, de franchir la ligne isolément. C’est pourquoi les vieux, coqs, bien reconnaissables, une fois tués, aux nodosités de leurs tarses, succombent le plus souvent sous le feu des tireurs. Dans une récente battue de région bocagère, j’ai noté quatre vieux coqs rouges sur cinq perdrix tuées, au centre de la ligne et dès la première traque ; autant de batailles en moins pour le printemps à venir. Cela dit, je m’empresse d’ajouter qu’il faut n’user que prudemment de la battue si l’on vent conserver une chasse vive en perdrix rouges ; tandis que la grise sait se défendre contre la ligne des affûts.

Pour la bécasse, le tir à la croule tient lieu d’écoquetage ; il n’en est pas de même du tir à la relevée au printemps, tir souvent fatal aux femelles qui partent bien en vue, que ce soit dans un taillis ou parmi les boqueteaux des prés-bois. Encore une fois, si vous doutez, faites l’autopsie des bécasses tuées en mars, à supposer que ce mois soit inclus dans le calendrier cynégétique de votre région et qu’il vous donne le choix des modes de chasse dont nous parlons.

En ce qui concerne les canards, qui fréquentent assidûment nos mares de bois, nos étangs de forêt, dès que l’hiver se radoucit, la chasse des colverts doit normalement être close au 1er mars. Il est recommandable, dès février, de ne plus tirer que les mâles, sur l’identité desquels on ne peut se méprendre grâce a leurs seyantes couleurs. Les mâles, dans la tribu des palmipèdes, sont surabondants et si, sur une mare, sur un coin de marais déterminé, vous privez un couple de son maître, soyez sûrs que la cane convolera sans retard, j’en ai acquis la certitude lorsque je chassais en bordure des pineraies charentaises et qu’à quelques jours d’intervalle la même cane, au même endroit, me donnait l’occasion d’occire un nouveau colvert en respectant avec soin la future couveuse. Je faisais ainsi de l’écoquetage prémédité.

Au surplus, l’écoquetage n’est qu’une des formes de l’action judicieuse du chasseur envers le gibier qu’il convoite, mais qu’il doit savoir ménager. On oublie trop souvent qu’une forêt ne se peuple pas toute seule en gibier de choix, et surtout qu’elle se dépeuple rapidement, faute de mesures simples, mais indispensables : gardiennage attentif, dénombrement du gibier, piégeage des nuisibles, sélection des reproducteurs, maintien de couverts propices, d’agrainages, d’affouragements et de cette provende naturelle que donnent les arbres et les arbustes à baies et à fruits sylvestres ; enfin, limitation des saisons, des jours et des tableaux de chasse. Le tout forme un programme plus attrayant que sévère. À ce titre seul, l’écoquetage, quand on est à même de l’effectuer comme il sied, mérite les faveurs des vrais nemrods.

Pierre SALVAT.

Le Chasseur Français N°608 Juin 1946 Page 178